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votre gilet, vous souffrez de ce bel univers profond qui vous est fermé, où siègent les vérités toutes vêtues de songe et de rêve. C’est votre envie qui vous rend méchans. Vous voulez détruire ce qui fait tant plaisir aux autres et dont se prive votre désir. On vous plaint, malheureux, jusqu’au jour qu’il faut bien vous connaître et vous craindre. Vous voilà rassemblés en un vaste troupeau qui piétine les parterres, saccage les arbres séculaires et broute les jeunes pousses. Prenez garde ! Je pressens, je vois se former contre vous une vaste coalition de tous ceux qui aiment les cultures. Déjà la pétition des églises devait vous donner à réfléchir ; elle montre que les meilleurs s’offensent de votre audace barbare. Tremblez ! il est temps que la haute civilisation se prémunisse et fasse contre vous la mobilisation du divin.

Mais je suis las de regarder ces malheureux ! Assez de platitude et de méchanceté ! Pour leur échapper, allons sur le vaste théâtre des idées en liberté. Celui qui veut garder son activité, son entrain, a droit à quelque récréation. Je me livrerai aux souvenirs et aux pressenti mens. Pour quelques minutes, oublions ce qui ne mérite pas d’être connu, et ne voyons que ce qui répand une vertu de vie. Je veux capter tout ce qui frémit de sacré dans notre sang. Après tant de dissonances, j’ai besoin d’harmonie et d’un approfondissement de mon humanité.


Connaissez-vous cette sorte d’angoisse et cette protestation qui se forment au fond de notre être (telle est du moins mon expérience) chaque fois que nous voyons souiller une source, avilir un paysage, défricher une forêt ou simplement couper un bel arbre sans lui fournir un successeur ? Ce que nous éprouvons alors, je fais appel à votre mémoire, c’est tout autre chose que le regret d’un bien matériel perdu. Nous sentons invinciblement qu’à notre expansion complète il faut du végétal, du libre, du vivant, des bêtes heureuses, des sources non captées, des rivières non mises en tuyaux, des forêts sans réseaux de fils de fer, des espaces hors du temps. Nous aimons les bois, les fontaines, les vastes horizons pour les services qu’ils nous rendent et pour des raisons plus mystérieuses. Une pinède qui brûle sur les collines de Provence, c’est une église qu’on dynamite. Une pente ravinée des Alpes, un flanc pelé des Pyrénées, les étendues désertiques de la Champagne, les causses, les