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banale, ne doutez pas qu’il l’eût préférée. On s’est émerveillé du contraste que forme ce réalisme avec la fantaisie de la plupart de ses œuvres. Sans doute ; mais, à y regarder d’un peu près, on s’aperçoit que le contraste n’est qu’apparent. Le comique, dans les comédies de M. Tristan Bernard, est produit par l’observation intime et précise, l’étude minutieuse et photographique de la platitude bourgeoise. Comme il nous a montré ailleurs la platitude dans la vanité, dans l’ambition, dans l’amour, c’est ici la platitude dans le crime.

Je ne doute pas qu’il n’y ait dans ce gros drame, comme dans les plus fines comédies de M. Tristan Bernard, toute sorte de traits d’observation que nous aurions relevés au passage, si nous avions eu notre liberté d’esprit. Mais nous ne l’avions pas. Tout notre esprit était absorbé, toute notre force d’attention était accaparée par un rôle que son admirable interprète a tiré hors de pair au risque de déséquilibrer la pièce, qu’elle a, pour ainsi dire, inventé à mesure en le jouant, et dont elle a fait l’unique rôle : c’est celui de la mère, Jeanne Doré, personnifié par Mme Sarah Bernhardt. L’illustre tragédienne compte, à l’actif de sa magnifique carrière, nombre de créations plus complexes, plus difficiles, plus relevées, et enfin d’un tout autre ordre. Mais je ne sais pas si elle a dans aucun autre rôle, et par des moyens plus simples, mis une intensité d’émotion plus saisissante.

Depuis le moment où, dans les rumeurs de la petite ville qui s’éveille, elle perçoit pour la première fois le bruit inquiétant et fait la première rencontre avec cette idée atroce que son fils puisse être un meurtrier, elle va passer et nous faire passer avec elle par toutes les phases de la plus douloureuse agonie. Il faut, dans la scène de la cour d’assises, avoir vu son regard se croiser avec celui de son fils qui l’implore de ne pas livrer le secret de son pauvre amour ; il faut avoir entendu le cri par lequel elle accueille le verdict de culpabilité sans circonstances atténuantes ; il faut, il faut surtout avoir eu la vision de cette mère en deuil, pareille à un fantôme ou à quelque statue de la douleur, quand elle vient, auprès de cette gare par où arriveront les bois de justice, épier si c’est pour aujourd’hui… Le public a fait à Mme Sarah Bernhardt une ovation amplement méritée. On ne saurait trop admirer cette énergie, cette flamme, cette extraordinaire et indéfectible vis tragica.

Le rôle de Jacques Doré était tenu par le fils de l’auteur, M. Raymond Bernard, qui a des dons naturels, et tout à apprendre.


MM. Robert de Fiers et G.-A. de Caillavet ont une entente de la