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reculées et cette influence est nuisible. On sait tous les dangers de la bicyclette qui permet aux jeunes d’échapper à la surveillance de la famille[1]. Ici ces faits sont d’une observation superficielle et facile. Ce que nous voudrions dire, plus profond, touche à une question générale et délicate.

Une des plus grandes victoires que l’homme ait jamais remportées est son récent triomphe sur la distance. On en calcule difficilement les répercussions lointaines dans tous les ordres d’activité. Nul doute que notre manière de penser, de sentir, de vouloir ne fût en partie déterminée par notre fixité relative dans l’habitat qui nous était dévolu. Notre âme était tributaire de la lourdeur du corps, de la lenteur de ses mouvemens, de la fatigue de ses organes, des faibles artifices imaginés pour y suppléer, et qui ne différaient guère, il y a cent ans, de ceux en usage au temps des Pharaons. Notre affranchissement est complet et nous avons fini par dérober aux oiseaux leurs ailes. L’âme ne peut manquer d’en éprouver du changement. Des psychologues soutiennent qu’elle commence par y perdre et que la perte durera jusqu’à ce que des adaptations nouvelles aient rétabli l’équilibre.

Ils mettent à part les aviateurs à cause de la nouveauté, de la poésie, des risques et du patriotisme de leur effort, mais ils analysent avec soin le plaisir de la vitesse en lui-même, tel que l’automobile le donne, en dehors des avantages et autres agrémens qu’on en retire. Le plaisir est à la fois physique et moral. La vitesse flatte nos sens, excite le cœur et les poumons, fouette le cerveau et détermine une véritable euphorie ; elle nous donne surtout un délicieux sentiment de victoire, de domination et d’orgueil, qui nous ôte le recueillement, la patience, peut-être la douceur. L’orgueil domine, celui des demi-dieux helléniques, qui d’un bond franchissaient les fleuves et les montagnes. Nous nous sentons d’une humanité légère, libre, puissante, infiniment supérieure à celle qui, sur les accotemens, éternue dans un nuage de poussière.

Les objections ne manquent pas qu’on peut faire à ces analystes sévères. Mais ils ne reculent pas d’une semelle et sont fermes comme roc dans leur opinion, au risque de se mettre bien du monde sur les bras. Ils vont jusqu’à vous dire

  1. En Gascogne. À propos du problème de la natalité. Voyez la Revue du 1er juillet 1911.