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de mon premier voyage, était plus exotique. Je me rappelle son turban vert et blanc, son caftan réséda, sa veste cerise, et les plis que faisait, sur ses jambes croisées, sa large culotte bouffante à la zouave. Aujourd’hui, les effendis de la hiérarchie officielle ont perdu la coutume de s’asseoir sur des sofas à la manière des scribes de l’ancienne Egypte. Ils sont entravés dans des vêtemens étroits où ils semblent n’avoir plus la liberté de leurs mouvemens. Où sont les mystérieux pachas d’autrefois, traineurs de pantoufles nonchalantes ? Et les beys romantiques dont le yatagan damasquiné se recourbait à la façon du croissant de l’Islam ?… Il faut avouer qu’un bachi-bouzouck, vêtu de cheviotte, de molleton on d’alpaga par les commis voyageurs en confections qu’expédie aux Echelles du Levant l’industrie européenne, semblera toujours moins inquiétant que le zeybeck accoutré d’un caftan de drap zinzolin et enturbanné de mousseline à ramages. On suppose qu’étant habillé comme un monsieur quelconque, il ne massacrera plus personne. Il n’infligera plus aux giaours la bastonnade sur la plante des pieds. C’est déjà un très appréciable progrès.

Les habitans de Chio sont unanimes à déclarer qu’ils jouissent en ce moment d’une tranquillité parfaite et d’une complète sécurité. Cette satisfaction, dont j’ai recueilli, ça et là, le véridique témoignage, est due aux fonctionnaires civils et militaires que le gouvernement hellénique a chargés d’administrer cette terre naguère soumise au vali ottoman du vilayet de Djezaïri Bahri Sefid. Ces nouveaux fonctionnaires portent des titres très simples, généralement empruntés aux cadres de l’administration française. Ce sont, par exemple, des ingénieurs des ponts et chaussées ou des mines, formés par les écoles techniques du royaume de Grèce, et dont plusieurs ont achevé en France leur éducation professionnelle. Ce sont de jeunes magistrats qui ont pris leurs grades à l’université d’Athènes, et qui sont venus ici pour installer à la place de la justice étrange de l’ancien medjliss un tribunal de première instance et une justice de paix. La police, la gendarmerie, tout était à réorganiser dans ce pays délaissé ou ravagé. L’ouvrage ne manquera pas à ce personnel plein de zèle et d’ardeur. L’île de Chio, bouleversée par un tremblement de terre qui effondra son sol en maint endroit, manque de routes. On ne peut accéder aux bourgs et aux villages de l’intérieur que par des pistes mal tracées,