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attention, dictée par une politesse si délicatement obligeante. Les serviteurs de l’évêché s’avancent vers nous, avec un respect discret, plein d’onction ecclésiastique. Ils ont un pas feutré, silencieux. Ils semblent glisser plutôt que marcher sur la toison multicolore des tapis moelleux et sur la peluche des carpettes où s’enfonce doucement le cuir souple de leurs sandales. Ils s’inclinent, font la révérence en apportant les plateaux d’argent ciselé où l’on voit, parmi des miroitemens de métal poli, le loukoum aux pistaches et à la vanille voisiner avec des confitures de cédrat et de roses. Nectar et ambroisie. On prend une cuillerée de ceci, un morceau de cela. On se parfume la bouche avec une quintessence de fleurs ou avec une pastille aromatisée de miel. Ensuite, on se rafraîchit en buvant une gorgée de cette eau cristalline qui vient des sources froides et des rochers granitiques du mont Saint-Elie, et dont les insulaires de Chio sont très friands. Enfin, on déguste du moka dans des tasses de porcelaine fine, on fume un tabac léger, on cause. L’amiral, très gai, très riant, plus enclin à la simplicité qui sied aux entretiens familiers qu’à la gravité inséparable des cérémonies officielles, complimente une dame que l’on vient de lui présenter, et qui est habillée de linon, chapeautée de rubans, de fleurs et d’aigrettes, chaussée de bottines à hauts talons, gantée de suède beige, — une Parisienne ou une Athénienne de l’Archipel.

— Et moi aussi, madame, lui dit-il aimablement, je me sens ici presque dans mon pays natal. Ma mère était native de Chio et me parlait souvent de son île.

Cette scène est comme une reconnaissance d’anciens amis qui se retrouvent après une longue séparation. J’y remarque des traits qui forment un agréable contraste avec la cérémonie religieuse à laquelle nous avons assisté tout à l’heure. On va et vient dans cette salle ouverte. Les groupes s’attarderaient volontiers en des propos affectueux. On ne craint pas de parler à cœur ouvert. La contrainte ancienne a cessé de peser sur les entretiens que surveillait, hier encore, l’inquisition d’une police ombrageuse et taquine. Les langues se délient, les esprits sont libérés. On respire enfin. On est heureux de vivre. L’effort des générations qui ont tant travaillé pour s’unir sans cesse à l’œuvre de la culture européenne aboutit maintenant aux plus heureux succès. J’aperçois, dans la société qui m’entoure,