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la liberté et presque de se réconcilier avec la vie. Ils voient, dans leurs souvenirs héréditaires, une longue série de condottières italiens, d’émirs sarrasins, de routiers catalans, de pachas turcs. Le pli de l’esclavage est lent à s’effacer des corps et des âmes. Et puis, cette terre, désolée tour à tour par les rigueurs de la nature et par la malice des hommes, montre encore toutes ses blessures. A côté des traces du tremblement de terre de 1881, on voit le contre-coup de l’affreux massacre de 1822. : Cette horrible saignée a pour longtemps anémié la population de Chio, méthodiquement décimée par les assassins officiels qui furent expédiés dans l’ile pour exécuter les ordres du sultan Mahmoud. L’amiral turc lâcha sur les rivages de cette île, alors riche et prospère, une horde épouvantable de Kurdes, de Lazes, de zeybecks et de bachi-bouzoucks, recrutés parmi les plus féroces peuplades de l’Asie de Gengis-Khan et de Tamerlan. L’escadre du capitan-pacha, ouvrant toutes ses coupées, lâchant toutes ses barcasses, déchaîna une effroyable ruée de tueurs sur les pauvres gens qu’avait marqués la fureur d’un padischah en colère contre les plus paisibles de ses sujets. On sait le reste. Les meilleurs historiens évaluent à un total de vingt-trois mille personnes le chiffre des victimes de ce carnage commandé. Les enfans et les femmes qu’on n’égorgea point furent vendus comme esclaves, au nombre de quarante-cinq mille… J’ai vu dans un charnier, au monastère d’Aghios Minas, à quelque distance du chef-lieu de l’ile, un monceau d’ossemens mutilés. On m’a montré des crânes tailladés de cinq ou six coups de sabre : seule, la dernière entaille, plus profonde, avait jeté à terre la malheureuse victime, ainsi hachée. L’horreur des doigts coupés atteste encore l’inutile protestation opposée par l’innocente faiblesse à l’acharnement des bourreaux. Lorsque l’ambassadeur de France à Constantinople, qui était alors le marquis de La Tour-Maubourg, fit parvenir au vicomte Mathieu de Montmorency, ministre-secrétaire d’Etat des Affaires étrangères, un rapport sur cette atroce tuerie, d’après les informations recueillies sur place par M. David, consul général à Smyrne, et par M. Henri Guys, vice-consul à Chio, une vive émotion se manifesta dans les conseils du gouvernement et à la Chambre des députés, notamment sur les bancs où siégeaient MM. Villemain, de Bonald, Clausel de Coussergues, le comte de Marcellus, le général Foy. On sait que Chateaubriand, qui était alors