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d’un promontoire qui brusquement sort des ténèbres. A travers les voiles de la nuit sereine, sous l’étincellement céleste des pléiades amies, les longues antennes électriques, dardées au loin, vont chercher, frôler, saisir, jusqu’aux replis des ravines, dans la montagne, les villages qui s’étaient cachés la pendant des siècles de terreur, et qui maintenant sont joyeux d’être découverts. Je songe à une autre flotte qui vint jeter ses ancres au fond de cette même rade, pendant la nuit de Pâques de l’année 1822. Sept vaisseaux de haut bord, huit frégates, sous le pavillon rouge du capitan-pacha, Kara-Ali. Ce fut un mouillage lugubre, silencieux, entouré de l’épouvantable mystère qui annonce les mauvais coups…

C’est ainsi qu’une sinistre vision, souvent évoquée par le prestige souverain de l’art, de la science et de la poésie, se mêle encore aux images du présent, dans cette nuit paisible et rassurante, où les faisceaux lumineux, se rencontrant en forme de croix, dessinent magnifiquement, au-dessus de la terre et des eaux, sous le ciel étoile qui sourit aux vivans et aux morts, le signe sacré delà Rédemption.


Dimanche, 29 juin.

C’est le matin. Il y a de la joie éparse dans l’aspect des choses, dans les gestes des gens, — mais c’est une joie discrète, une animation tranquille, un enthousiasme profond, où je discerne aisément la sincère candeur d’un étonnement émerveillé. L’île païenne dont les poètes anciens avaient fait le séjour des bienheureux, l’île chrétienne dont l’évêque, en 1822, fut pendu, avec soixante-huit otages, aux vergues du capitan-pacha, l’île de Chio, tour à tour florissante et affligée, semble hésiter encore à croire aux réalités de son bonheur actuel. Six siècles de servitude ont pesé sur le pays, depuis le jour où l’anarchie de l’Archipel, sous le sceptre fragile d’Anne de Savoie, impératrice, veuve d’Andronic le Jeune, ouvrit aux corsaires de la Sérénissime République de Gênes les ports de cette île, trop attrayante pour n’être pas une proie ardemment convoitée !

C’était en 1346… Depuis cette époque, l’habitude de l’humiliation a si durement courbé les têtes, qu’elles hésitent encore à se relever tout à fait. Les descendans des opprimés, les petits-fils des massacrés ont besoin de s’initier à l’accoutumance de