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doucement, dans la lumière divine, avec des suavités d’angélus. Nul bruit parmi la foule. Point de vacarme ni de tumulte. On dirait une assemblée de pèlerins en contemplation devant l’accomplissement d’un miracle longtemps promis, longtemps attendu, et dont plusieurs générations avaient désespéré de pouvoir jamais constater l’évidence. Chacun semble se demander si tout cela est vrai, s’il n’est pas le jouet d’un de ces rêves qu’autrefois, dit-on, la miséricorde des dieux envoyait aux mortels afin de les divertir doucement d’une souffrance trop rude. Mais voici que les contre-torpilleurs, auxquels les voiliers et les paquebots du commerce ont fait place dans le port, viennent s’amarrer aux bornes du quai, près de la douane qui a remplacé l’ancien fondouck. On peut les voir de près. On suit du regard le va-et-vient des timoniers en vareuse bleue et béret blanc. On entend la voix des officiers de quart, qui dirigent la manœuvre du haut des passerelles de commandement. On voit les gabiers haler sur les câbles ; on peut lire à l’arrière des carènes, en lettres de cuivre doré, sur les carapaces métalliques, ces noms grecs que les journaux ont si souvent répétés à propos des longues croisières de cet hiver : Doxa (la Gloire) ; Thyella (la Tempête) ; Sphendoni (la Baïonnette) ; Aspis (le Bouclier)… Des canots, des baleinières, des youyous se détachent, poussés par la nage vigoureuse des avirons, menant à terre, au rythme des rameurs de la marine royale, les commissaires en quête de provisions, les vaguemestres des équipages à la recherche du courrier. Les bateliers du port s’amusent à reconnaître les grades aux galons d’or et d’argent des casquettes marines, et à déchiffrer les noms des navires sur les bérets des matelots.

Voici venir le soir tiède et parfumé. La lumière, après les heures éblouissantes et chaudes, se fait plus douce, comme pour caresser la terre apaisée, à mesure que s’éteignent les saphirs et les bleuets de la mer. L’ombre des pins, des platanes, des cyprès et des térébinthes s’allonge sur les chemins qui grimpent en zigzag vers les sommets gris-perle ou dévalent en sinuosités vers les grèves blondes. Les sommets inégaux des montagnes d’Asie, dans la vaste échappée des perspectives aériennes, aux arrière-plans, là-bas, en plein ciel, au-dessus d’Erythrée et de Clazomène, sont encore nuancés d’un rose crépusculaire que pâlit, de degré en degré, la métamorphose imperceptible, vaporeuse et comme un peu chimérique des tons atténués et fondus