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d’Eugène Delacroix. Je pense aux Orientales de Victor Hugo, à l’héroïsme précoce et ingénu de l’enfant grec, qui veut « de la poudre et des balles. » Je me rappelle cette admirable Note sur la Grèce, par laquelle Chateaubriand fit voir aux personnes de bonne foi et de bonne volonté, malgré la triste et tenace malveillance des politiciens à courte vue, les nouvelles destinées de l’hellénisme régénéré par le sacrifice des héros et par l’immolation des martyrs. Fustel de Coulanges a connu à Chio, en 1854, une pauvre femme qui avait vu massacrer son mari sous les yeux de ses enfans. Quant à elle et aux cinq pauvres petits, on les avait emmenés pêle-mêle avec un troupeau d’esclaves, mis en vente à l’encan sur les tréteaux du bazar de Smyrne, vendus à des acheteurs différens qu’il avait fallu suivre, çà et là, aux quatre coins de l’empire ottoman… Devenue libre au bout de sept années de servitude, elle avait parcouru la Turquie d’Europe et la Turquie d’Asie à la recherche de ses enfans déracinés, dispersés, comme les épaves d’un naufrage. Elle en retrouva quatre, et revint avec eux finir dans l’île natale sa vie infortunée. Sa descendance existe encore et se souvient de l’historien français qui s’est noblement apitoyé sur cette irréparable infortune. Fustel de Coulanges avait vu en Grèce beaucoup de ruines. Il avait traversé des champs qui avaient été des villes ; il avait visité des murs d’enceinte qui n’enfermaient plus que la solitude. « Ces spectacles, disait-il, n’affligent pas l’âme : la mort date de trop loin, elle est trop complète pour nous attrister. Le temps, en rongeant ces ruines, leur a ôté toute laideur. Et, chose étrange, en présence de ces vieux débris, l’idée qui nous vient à l’esprit est celle de la durée plutôt que celle de la mort. Mais, à l’aspect de Chio, le cœur se serre. La mort n’est pas encore froide, on compte les plaies du cadavre, on distingue le lieu de chaque massacre, le théâtre de chaque douleur ; on croit entendre le cri des mourans. L’immense et vague disparition de tout un peuple frappe moins que l’accumulation de tant d’infortunes particulières que nous pouvons discerner, toucher, analyser… »

Je souhaite que l’écho de toutes ces voix d’outre-tombe puisse prêter à mes discours une force persuasive et une vertu capable de plaire aux esprits en touchant les cœurs. C’est à l’influence des grands hommes qui ont mis l’éloquence, la poésie, l’histoire, tous les arts au service des plus courageux desseins de