Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 19.djvu/339

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

caïques dont les voiles ouvertes, déployées comme des ailes blanches à grande envergure, font frissonner aux transparences de l’azur ensoleillé, sur la mer lumineuse et douce, un sillage d’argent clair. Le décor où s’encadrent les évolutions de cette flotte adaptée par son armement aux terribles nécessités de la guerre moderne n’a point changé depuis les temps fabuleux d’Ulysse et du siège de Troie. Homère en son Iliade nous apprend que la mer Egée, — la mer des Chèvres, ainsi nommée à cause de l’inconstance de ses vagues volontiers capricantes, — était le domaine préféré de Poséidon, dieu protecteur des marins de Méthymne, d’Arisba, de Phocée, de Smyrne et de Clazomène.

Singulière magie de ces noms harmonieux. Naviguant près des côtes de la presqu’île d’Erythrée, par le travers des falaises rugueuses du cap Noir que les Grecs d’autrefois appelaient Mélanos et que les Turcs nomment Kara-Bouroun à cause des nuages dont il est presque toujours assombri, j’ai souvent songé, dans ce passage redouté de l’ingénieux chef des pilotes d’Ithaque, aux sanctuaires jadis consacrés sur le sommet des promontoires afin d’apaiser par des offrandes votives les divinités des eaux. Hélas ! les temples dédiés aux blanches Néréides se sont écroulés sur les acropoles d’où ils dominaient les tumultes de la mer écumeuse. A la place où se dressaient leurs colonnes de marbre, on ne voit plus que le désert des rocs raclés par le vent et brûlés par le soleil pendant les longs siècles d’épreuve où ces mêmes rivages de l’Europe orientale et de l’Asie européenne furent abandonnés aux mains des Turcs. Et voici qu’à présent l’apparition d’une flotte hellénique ranime au cœur des populations riveraines de la mer Egée l’espérance héréditaire. Ce réveil de confiance, de fierté, de foi s’est manifesté sous mes yeux par des spectacles dont je voudrais fixer avec des mots colorés, évocateurs d’images, le vivant souvenir. J’ai vu des rades jonchées de barques fleuries chanter dans l’unanimité des voix qui élevaient au ciel un cantique d’actions de grâce en l’honneur de la liberté. Dans cette atmosphère limpide et sonore, où les couleurs vibrent comme des musiques, l’œil d’un peintre, sensible aux aspects mouvans des paysages variés à l’infini par les métamorphoses de l’aigue-marine, pourrait s’amuser à suivre les reflets mobiles d’un caïque miré aux profondeurs d’un golfe, ou les ourlets d’argent que brode une