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ce maître momentané de l’avenir, François-Joseph-Paul, comte de Grasse, marin depuis l’âge de douze ans, et maintenant lieutenant général et chef d’escadre, avec de longs services, sur toutes les mers, aux Grandes Indes et aux Antilles, avec d’Orvilliers à Ouessant, avec Guichen contre Rodney dans la mer des Caraïbes, hautain, assurait-on, avec plus d’ennemis que d’amis, la seule qualité que tous lui reconnaissaient étant sa valeur ? « Notre amiral, disaient ses marins, a six pieds les jours ordinaires et six pieds six pouces les jours de bataille. »

Que répondrait-il, que ferait-il ? Il fallait à cette époque courir la chance et se guider d’après les probabilités. C’est ce que firent Washington et Rochambeau. Dès le commencement de juin, tout était en mouvement au camp de Newport. Les troupes ne savaient pas au juste ce qui se préparait, mais c’était évidemment quelque chose de grand. Les jeunes officiers étaient dans la joie à l’idée d’une « campagne très active, » avec la perspective, dit Closen, « d’apprendre à connaître les autres provinces et la différence des mœurs, coutumes, produits et commerce des bons Américains. »

Le camp est levé et l’armée en route ; on part vers New York et le Sud dans les meilleures dispositions, prêt à combattre ou admirer selon le cas, tout ce qui se présente. « Le pays entre Providence et Bristol, note Closen, est charmant. Nous nous crûmes transportés dans l’Éden, tous les chemins étant bordés d’acacias qui étaient justement en fleur et répandaient une odeur délicieuse, presque trop forte. » Les serpens causent quelque désagrément, mais nul Eden qui n’ait les siens. On monte sur les clochers et on y a « une des plus belles vues possible. » La chaleur devient accablante et on organise des marches de nuit, commençant à deux heures du matin ; les routes se transforment en marais où l’artillerie, les caissons, les chariots portant des bateaux pour le passage des rivières s’embourbent et causent de grands retards. On avance sur une seule et immense colonne de plusieurs milles de long ; une attaque anglaise eût tout compromis ; mais il ne s’en produisit point. Le pauvre abbé Robin, mal préparé au martyre, s’attendrit sur son propre sort, craignant d’être pris par les Anglais et de devenir « la victime de ces anti-républicains ; » il dort sur le sol par une pluie torrentielle, « auprès d’un grand feu, brûlé d’un côté et inondé de l’autre. » Toutefois, il « retrouve toujours la gaité