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un très intéressant aperçu de Cuba, toute proche de son poste de Saint-Domingue, et d’où il revenait : « Cette colonie a l’air infiniment plus considérable qu’aucune des nôtres, habitée par tous les propriétaires, de sorte que la ville a plutôt l’air d’une ville d’Europe qu’une des colonies, et la société y est nombreuse et a l’air de l’opulence. Si l’Espagne étendait et facilitait son commerce, l’Ile de Cuba deviendrait excessivement riche en peu de temps ; les lois prohibitives sont si fortes, les peines si rigoureuses qu’elles endorment partout l’industrie. »

Un post-scriptum de la même lettre montre quel était le sentiment habituel vis-à-vis de Rochambeau chez les officiers qui avaient servi sous ses ordres : « Montbrun, qui a la fièvre depuis longtemps, me charge de vous assurer de son respectueux attachement ; dit qu’il vous a écrit deux fois, que votre silence l’afflige beaucoup, qu’une marque de bonté et de souvenir de votre part serait le meilleur fébrifuge qu’il puisse avoir ; tous vos anciens subordonnés d’Auvergne pensent comme cela par attachement pour vous, et je ne le cède à aucun sur cet article. »

La passion de Rochambeau pour son devoir de soldat, son désintéressement, son sang-froid, son énergie dans le commandement, sa bonne humeur au milieu des périls, lui avaient gagné le cœur de foule d’officiers, pendant que sa brusquerie, son ton péremptoire, une sévérité cachant sa réelle bonté, chaque fois que le service était en jeu, lui avaient valu pas mal d’ennemis, moindres gens toutefois que ses admirateurs. Dans l’affectueuse lettre par laquelle il mit fin à quelques froissemens survenus d’abord entre lui et « son cher fils La Fayette, » il lui dit, faisant un retour sur sa carrière militaire : « Si j’ai été assez heureux pour conserver la confiance des soldats français jusqu’ici… c’est que, sur 15 000 hommes à peu près qui ont été tués ou blessés sous mes ordres, dans les différens grades et les actions les plus meurtrières, je n’ai pas à me reprocher d’en avoir fait tuer un seul pour mon propre compte. » Il semblait, disait Ségur dans ses Mémoires, « formé tout exprès pour s’entendre avec Washington et pour servir avec des républicains. Ami de l’ordre, des lois et de la liberté, son exemple encore plus que son autorité nous forçait tous à respecter avec les plus grands scrupules les droits, les propriétés et les mœurs de nos alliés. »