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III

Le 11 juillet, la flotte atteignit Newport dans le Rhode Island après une traversée de soixante-dix jours, ce qui faisait plus de temps que n’en avait mis Christophe Colomb, mais n’avait rien d’anormal ; l’abbé Robin, aumônier de l’armée, arrivait plus tard après en avoir fait une de quatre-vingt-cinq jours, tout pénétré d’admiration pour « ces machines énormes avec lesquelles les hommes se jouent ainsi des flots : » énormité très relative. « C’étaient, dit Closen, des cris de joie sans fin ! » La troupe, « par l’encombrement des hommes à bord, » nourrie de viandes salées et de légumes secs, rationnée pour l’eau qui, sur la Comtesse-de-Noailles, s’était corrompue en cours de route (on la remplaçait de temps en temps par du vin, mais cela « échauffe beaucoup »), avait grandement souffert ; le scorbut avait fait ses ravages habituels ; six à sept cents soldats et un millier de marins en étaient atteints ; plusieurs étaient morts.

On se trouvait maintenant dans l’inconnu. De quoi cet inconnu serait-il fait ? Rochambeau n’avait que sa première division ; allait-il être attaqué sur-le-champ par les Anglais qui avaient à New York des forces navales et militaires supérieures ? Et quelle serait l’attitude des Américains eux-mêmes ? Tout le monde était pour eux en France, mais bien peu les connaissaient. La Fayette en disait merveilles, mais il était jeune et enthousiaste. Les habitans du pays, leur armée, leur chef Washington répondraient-ils à ses descriptions ? Le jeu de la guerre qu’il s’agissait de jouer était, en outre, des plus difficiles, devant se dérouler sur un immense échiquier, qui comprenait le Nord et le Sud, Boston, New York, Charleston, et avec cela « les Iles, » c’est-à-dire Cuba et les Antilles, et ce qui s’y passait et qui pouvait avoir de si sérieuses conséquences pour les opérations continentales, devait être constamment imaginé ou supposé, faute de nouvelles. Pire que tout le reste : la réputation des Français demeurait en Amérique ce que les satires, caricatures et pamphlets anglais l’avaient faite. « Il est difficile, dit l’abbé Robin, de s’imaginer l’idée des Américains avant la guerre, sur le compte des Français ; ils les regardaient comme asservis sous le joug du despotisme, livrés aux préjugés, superstitieux, presque idolâtres dans leur culte, et comme des espèces de machines