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qui, nous imposant d’immenses risques, nous interdisait toute conquête, et se réjouir enfin d’une paix qui, à l’issue d’une guerre victorieuse, n’ajoutait rien à nos territoires. La haine de l’Angleterre, avivée pourtant par les cruelles conditions du traité de Paris qui avait scellé en 1763 la perte du Canada, eut beaucoup moins de part dans nos déterminations que ne prétendent maints auteurs peu portés à voir en beau notre rôle. Ce sentiment était vif, il est vrai, chez plusieurs des chefs, mais non chez tous, vif aussi chez un certain nombre d’officiers, mais, là encore, non chez tous. Dans la masse de la nation, dont l’opinion réclamait si énergiquement une politique proaméricaine, il en allait différemment. La cause des insurgens était populaire parce qu’elle était associée aux idées de liberté ; on ne regardait pas au-delà. On oublie souvent que ce moment n’était pas en France une période d’anglophobie, mais d’anglomanie. Necker, si influent et qui tenait alors les cordons de la bourse, était anglophile ; de même Montbarey, ministre de la Guerre, de même Lauzun, qui s’arracha pourtant à ses amours pour aller commander en Amérique sa fameuse légion. Tout ce qui était anglais était admiré et imité, mœurs, littérature, philosophie, sports, habits, institutions parlementaires, Shakspeare que Le Tourneur venait de traduire sous le patronage du Roi et de la Reine, mais par-dessus tout, écrit Ségur, « la liberté aussi tranquille que fière de tous les citoyens de la Grande-Bretagne. »

C’est toujours le mot qui revient. Liberté, philanthropie, droits naturels, telles étaient les formules magiques qui faisaient battre les cœurs. Toute la France, lit-on dans la Correspondance de Grimm et Diderot, était pénétrée d’un « grand amour de l’humanité, » éprise « de ces maximes générales et exagérées qui enthousiasment la jeunesse, qui la feraient courir au bout du monde, abandonner père, mère, frère, pour secourir un Lapon, un Hottentot. » Les idées de Montesquieu, Rousseau, Voltaire, d’Alembert triomphaient, et les penseurs libéraux voyaient dans les Américains des propagateurs de leurs doctrines. Le général Howe ayant occupé New York en 1776, Voltaire écrivait à d’Alembert : « Les troupes du docteur Franklin ont été battues par celles du roi d’Angleterre. Hélas ! on bat les philosophes partout. La raison et la liberté sont mal reçues dans ce monde. »

Une immense aspiration grandissait en France pour plus