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A le regarder paisiblement, M. Félix Bouffandeau me plaît. C’est un parent. Il est d’une instruction et d’une puissance de travail inférieures à celles de M. Théodore Reinach, auprès de qui je le rencontre, chaque semaine, à la Commission de l’Enseignement. Mais il est de chez nous. Je le vois sur les vieux vitraux, en Saint Martin ; je le vois en homme d’armes ; je le vois à la procession : je le vois, Dieu me pardonne ! en curé-doyen. Dans la longue suite de ses ancêtres, il apportait au prône de M. le curé la même docilité, le même enthousiasme obstiné qu’il montre aujourd’hui aux leçons de sa loge. Peut-être, au temps jadis, dans la série des Bouffandeau, la foi a-t-elle bâillonné l’esprit critique, et c’était dommage. Aujourd’hui, chez notre collègue, l’esprit critique bâillonne la foi, et jusqu’à l’excès. Mais tout de même, les siècles ont plus agi sur lui que trente années de vie électorale. Il a son trésor intérieur, un capital de sentimens accumulés. Quel dommage qu’il ne veuille pas s’en servir ! M. Bouffandeau ne touche pas au patrimoine moral de ses ancêtres, mais il le garde au fond de l’âme. C’est pour moi le dragon assis sur un trésor.

Des adversaires dont notre esprit est souvent occupé arrivent à faire partie de notre répertoire d’images et d’idées. Ils entrent dans notre familiarité. Et l’on finit, ma foi, par s’intéresser à eux et leur souhaiter du bonheur. L’autre jour, j’étais dans une église quand j’y vis pénétrer douze petits garçons, de six à sept ans, conduits par deux religieuses : un étrange bataillon d’humbles enfans, tous proprement vêtus de gris, avec de larges cravates bouffantes, nouées avec soin, et qui tenaient à la main leurs chapeaux de paille. Ainsi pareils à tous les enfans bien soignés du peuple ou de la petite bourgeoisie et tels que nous fûmes jadis, Bouffandeau et moi, pourquoi leur défilé en rangs serrés et deux à deux me parut-il étrange ? Ils cahotaient, semblaient un peu tituber. Je reconnus très vite qu’ils étaient six petits aveugles donnant le bras à six petits garçons aux yeux brillans et bien ouverts. Ils allèrent s’asseoir dans un bas-côté, et, quand le prêtre, qui circulait à travers l’église pour recueillir les offrandes, arriva près d’eux, au lieu de les quêter, il les salua doucement. Ce tableau d’ordre et de bonté me charmait, quand patatras, je me surpris à penser à mon Bouffandeau de la Chambre.

Ah ! me disais-je, Bouffandeau, Beauquier, Baudet, Trouillot,