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remplir ? On s’en est ému à Saint-Pétersbourg, et rien n’est plus naturel, puisque la plus grande partie du commerce russe passe par le Bosphore et par les Dardanelles, et que tout changement important dans les garanties qu’offre l’état de choses actuel y doit être encore plus vivement senti que partout ailleurs. La politique traditionnelle de la Russie consiste, au surplus, à ne renoncer à ses propres vues sur Constantinople qu’au profit de la Porte, et on a vu dans la dernière guerre qu’elle n’accepterait pas aisément qu’une autre Puissance, même de moyenne force, s’y établit. La situation faite au général Liman von Sanders devait donc être relevée à Saint-Pétersbourg et, si on ne s’en est pas suffisamment rendu compte à Constantinople même, au milieu du désarroi des esprits et de l’abaissement des caractères, il serait plus surprenant qu’on s’y fût trompé à Berlin. Néanmoins, on a passé outre : l’idée qu’un général de l’armée allemande commanderait à Constantinople a pu séduire certaines imaginations qui visent au grand et s’embarrassent peu des moyens. On n’y a pas prévu les objections russes, ou on ne s’y est pas arrêté. Ces objections sont venues pourtant et tout d’abord la Russie, dans la confiance que lui inspire l’amitié de l’Allemagne, confiance obstinée et que rien n’a encore pu ébranler, la Russie a cru qu’en agissant seule à Berlin, elle y aurait gain de cause. Il semble bien que cette espérance ait été déçue, puisque la Russie a finalement proposé à la France et à l’Angleterre de faire une démarche avec elle à Constantinople pour y demander des explications sur la situation faite au général Liman von Sanders. La Porte a jusqu’ici répondu d’une manière évasive ; elle s’est, appliquée à diminuer l’importance des fonctions attribuées au général allemand ; elle a enfin invoqué un précédent : les journaux disent, en effet, qu’un général anglais commande la flotte ottomane au même titre que le général von Sanders commanderait un corps d’armée. Mais qui ne voit la différence des deux situations ? Il y a une armée turque ; elle est même reconstituée aujourd’hui dans des conditions qui la rendent très respectable ; il n’y a pour ainsi dire pas de flotte turque, et l’Angleterre pourrait renoncer au commandement qu’exerce sur elle un de ses officiers, sans que sa force morale et matérielle en fût diminuée en Orient de la valeur d’un atome. Il n’en est pas de même dans l’autre cas et l’analogie qu’on cherche à établir entre eux est toute superficielle. L’affaire traîne pourtant et nous ne saurions dire comment elle se dénouera, à moins qu’un retour de bon sens et de raison, comme le prince de Bismarck en a eu quelquefois lorsqu’il