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avec la Porte au sujet de la situation militaire qu’on fait à Constantinople à un général allemand. Nous pouvons sans doute, en retardant l’emprunt comme la Russie le désire, faire sentir à la Porte tout le sérieux que la question a pour nous : mais, pour ajourner l’emprunt turc, il faudrait d’abord être libre de l’autoriser tout de suite et la politique financière de M. Caillaux, combinée avec la motion de la Chambre, nous prive de cette liberté.

De quoi s’agit-il dans la question qui s’agite à Constantinople ? On sait qu’il y avait en Turquie, avant la guerre des Balkans, une mission militaire allemande commandée par le général von der Goltz. Après la guerre, on a pu se demander si cette mission serait renouvelée et dans quelles conditions : on n’a pas tardé à constater que le gouvernement ottoman n’avait rien perdu de sa confiance dans l’instruction militaire allemande, et qu’il était décidé à y recourir de nouveau. C’était son droit, et personne n’avait rien à y redire ; mais on a appris bientôt que, non content de confier à un général allemand l’instruction militaire de son armée, le gouvernement turc lui donnait par surcroît le commandement direct d’un de ses corps d’armée, du premier, de celui qui est à Constantinople même. Cette investiture, lorsque le projet en a été connu, a provoqué à la fois de l’étonnement et de l’inquiétude. Que le gouvernement jeune-turc dont le nationalisme est si susceptible, si ombrageux, si agressif quelquefois, et qui semblait avoir un si haut sentiment de sa dignité, se soit mis dans la main d’un général étranger au point de faire dépendre de lui sa sécurité, il y avait lieu d’en être surpris. Néanmoins, il en était le maître. Mais la question change de face si le corps d’armée dont le général Liman von Sanders reçoit le commandement est celui-là même qui est chargé de la défense de Constantinople et des détroits.

D’où vient l’intérêt que tant de grandes Puissances européennes portent à la Turquie, intérêt qui lui a permis de prolonger jusqu’aujourd’hui sa vie si accidentée ? Il vient de la confiance qu’on a en elle pour la garde de ce point géographique, d’où une Puissance plus forte et qui aurait de plus grandes ambitions européennes pourrait menacer toutes les autres, les unes dans leurs intérêts politiques, les autres dans leurs intérêts commerciaux. On a voulu que la clé des détroits restât entre ses mains : que devra-t-on penser, si elle la met entre les mains d’autrui ? Ce n’est pas exagérer beaucoup que de voir là toute la question d’Orient. Si la Porte n’est pas aujourd’hui, comme dans le passé, la gardienne fidèle des détroits, lui laissera-t-on un soin qu’elle se reconnaît elle-même incapable de