Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 19.djvu/220

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’Ariane ne, nous est pas donné ; poème tout en prestiges où les idées sont des éclairs, et les larmes, des étoiles. Aucun poème ne marque plus hardiment sa suprématie désinvolte ; en notre faveur et afin de nous aider à le suivre, le poète de la Maison du berger n’a rien fait : aucun poème n’est plus souverainement destiné à lui-même et à lui seul. Et il s’impose à nous comme une incantation magique. En vue de le déchiffrer, ce poème, les commentateurs sont ingénieux. D’abord ils ont cherché le nom d’Eva. Dorval, ou Mme d’Agoult ? Louise Colet, peut-être : ô folie ! M. Ernest Dupuy s’est demandé naguère si Eva ne serait pas, très honorablement et par une idéale métamorphose, Mme de Vigny. A présent, il écarte son hypothèse et toute hypothèse de ce genre : la Maison du berger serait « un appel à la muse, » une « aspiration à rentrer en grâce auprès de l’immortelle poésie ; » elle reprendrait et « retournerait » le thème des Nuits de mai, d’août et d’octobre, le poète cette fois secourant la poésie blessée. Avec beaucoup d’habileté, M. Dupuy commente ainsi le poème et, de vers en vers, y découvre le symbole. Mais, à mon avis, la Maison du berger est avant tout un poème d’amour : si je ne sais pas le nom de l’aimée, peu m’importe ; un poème d’amour ardent, coupable et menacé ; un poème d’un tel amour que cet amour prend et réalise en lui tous les sentimens, toutes les idées, voire esthétiques et métaphysiques du poète. L’art et l’amour, deux stratagèmes ou occasions de sortir de soi et de s’éterniser hors de soi dans un emblème, s’identifient. Eva est une Béatrice, et femme, non petite fille.

Après la Maison du berger, Vigny n’avait plus à écrire que l’Esprit pur : c’est le sceau qu’il met à son œuvre. Son œuvre tout entière est consacrée à la polémique du rêve et de l’action : il a vécu le plus poignant des évangiles, celui de Marthe et de Marie. Et, pour nous émouvoir, il a inventé dans la douleur cette équivalence d’une gloire et d’une autre ; il a même affirmé, consolateur de son temps et du nôtre, la précellence de l’Esprit : et, s’il ne l’est plus, il a été le maître des jeunes hommes qui, ayant reçu la Défaite comme présent de berceau, ont dû chercher ailleurs que dans les exploits de la force l’orgueil indispensable de la vie.

Le Vigny que voilà, je ne le donne pas pour celui que M. Dupuy a peint, à la manière de Holbein, portrait complet, pareil au modèle et d’où j’ai tiré, comme du modèle, une esquisse, le trait d’une physionomie. Les grands poèmes et les grands rêves se colorent au gré de qui les regarde : et c’est leur vie, durable et variée.


ANDRE BEAUNIER.