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d’Atala et qui, aux abords de Thionville, s’asseyant avec son fusil, relisait et corrigeait l’histoire poétique de sa fille sauvage. Mais, Chateaubriand, si l’armée des princes le déçut, que déplaisirs bientôt le tenteront, plaisirs de volupté, d’orgueil et le plaisir même de l’action, car nul échec ne l’en décourage ! Vigny, dans ses garnisons méridionales, tout près de l’Espagne où la gloire est pour d’autres, écrit Eloa : il institue, pour son intime contentement, la foi nouvelle qui sera celle de toute sa vie ; il organise le rite quasi religieux de cette équivalence, la gloire militaire et la poésie.

Équivalence ou, plus exactement, substitution. Désormais, le capitaine de Vigny ne fera plus qu’être en congé, jusqu’au jour de sa démission. L’armée, où il avait placé tout son espoir, a trompé son attente. Elle lui a refusé ce principe d’une existence, qu’il cherchait. Et je crois qu’il ne l’aime plus ; ou bien, s’il l’aime, c’est en souvenir de l’illusion qu’elle favorisait, en souvenir aussi de la souffrance qu’il endurait, souffrance où il la laisse. En l’abandonnant, il a pitié d’elle et, comme un gage de sa compassion, il lui tend le présent d’un beau linceul, pour y envelopper tous chagrins et regrets, le beau linceul fastueux de l’honneur. Remarquons4e encore, l’idée de l’honneur, telle que Vigny la propose dans la conclusion de Servitude et grandeur militaires, est la même qu’avait choisie Chateaubriand pour sa règle. « C’est une vertu tout humaine, que l’on peut croire née de la terre, sans palme céleste après la mort ; c’est la vertu de la vie ; » et c’est la suprême vertu, celle que librement on décide de pratiquer, une fois les évangiles oubliés, une vertu catégorique et sans récompense. Parmi les notes précieuses que M. Fernand Baldensperger a jointes à une récente édition de Servitude et grandeur militaires[1], je lis ce fragment d’un brouillon : « Vous êtes ému, me dit-il. — Je pense à mes camarades, lui dis-je, qui vont mourir demain pour des princes qu’ils n’aiment guère, pour des idées qu’ils n’aiment point et des hommes qu’ils ne connaissent pas… » Chateaubriand, de même, parait sa vie d’une fidélité obstinée aux Bourbons qu’il n’aimait pas. Ses idées triomphaient aux journées de Juillet ; mais il refusa leur triomphe et leur préféra l’honneur, dans la retraite consentie, avec l’immense amertume de l’incurie et de l’inutilité.

S’il embaume l’armée aux plis de ce linceul, Vigny s’est échappé. Il a, quant à lui, substitué à l’action le rêve, au service des armes la littérature. Et il exalte la littérature comme le service

  1. Premier tome de l’édition modèle des œuvres de Vigny que l’éditeur Conard est en train de publier.