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Dire dans un livre comment on a su vivre en son temps, voilà pour Vigny la tâche de l’écrivain. Ce vers signale très exactement sa volonté ; il donne la clé de son œuvre. Toute l’œuvre de Vigny, c’est le drame de l’effort qu’il a dû accomplir, étant lui, pour trouver, dans le contact de son époque et de lui, la maxime de son existence. Les tentatives qu’il a faites, et qui composent les chapitres de son œuvre, sont les péripéties d’une vivante incertitude. Ainsi se joignent sa vie et son œuvre, l’une et l’autre vouées à un problème.

Né en 1797, Alfred de Vigny était de souche noble. M. Ernest Dupuy note que sa lignée ne remontait pas au-delà du XVIe siècle, Charles IX ayant anobli en 1570 François de Vigny pour « services à lui rendus » ainsi qu’à ses « prédécesseurs rois ; » et, quant aux ancêtres maternels, les Baraudin, ils dérivent d’un Piémontais, Emmanuel Baraudini, capitaine d’aventuriers, que le duc de Savoie anoblit en 1512 et que maintint en cette qualité François Ier. Bonne noblesse, au bout du compte, et que la famille vantait mieux encore. Le petit Alfred de Vigny, M. Ernest Dupuy nous le fait voir, joli enfant, visage fin, des yeux clairs, des cheveux blonds très soyeux, bouclés : il est assis sur les genoux de son père, un bonhomme assez entiché de sa noblesse et qui lui énumère les exploits de jadis. Léon de Vigny, le père, était chevalier de Saint-Louis et portait la croix anglée de quatre fleurs de lis qu’à l’heure de la prière, matin et soir, il tendait à baiser au jeune garçon. Vigny connaît d’abord et admire « l’attitude de ses ancêtres : » on l’invite à la garder. Toute sa famille qu’il a vue, la révolution l’a tourmentée. Il est un homme d’ancien régime, après l’effondrement de l’ancien régime. Il continue les nobles Vigny, les nobles Baraudin. Mais il succède aux jours de l’incrédulité : les livres qui tuent les croyances héréditaires, il les a lus. En outre, il a eu ses premières années dans la pauvreté, la misère ; les incidens quotidiens lui enseignent la dignité du travail et du salaire acquis durement. Plus tard, il écrira : « Le travail est beau et noble. Il donne une fierté et une confiance en soi que ne peut donner la richesse héréditaire ; bénis soient donc les malheurs d’autrefois ! » Au mois de juillet de l’année 1814, à dix-sept ans, il reçoit son brevet de gendarme de la maison du Roi. Ne dirait-on pas que, fort à propos, la tradition monarchique s’est renouée, pour rétablir dans ses conditions normales d’existence le bel adolescent, hier éperdu ? Quand Alfred de Vigny part pour le régiment, sa mère lui remet en viatique une Imitation ; elle y a inscrit ces mots : « A Alfred, son unique amie. » Le voilà, comme de longue date les Vigny, soldat au service du Roi. En 1816, il entre dans