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tous les détails. Il ne les mentionne pas tous. Il utilise ceux qui expliquent les poèmes. Il s’est posé la question de savoir jusqu’où l’on doit aller dans cette enquête, aujourd’hui à la mode, et qui nous livre, sinon toutes les journées et les nuits de l’écrivain célèbre, au moins tout le secret des tiroirs. Cette enquête, je ne la méprise pas, si je regrette que le plus souvent elle soit faite sans grâce polie et sans tact. Elle donne à l’histoire une étoffe excellente et elle nous épargne de croire qu’au temps passé l’on a livré des batailles, signé des traités d’alliance ou de paix, et voilà tout. C’est le danger de l’histoire trop uniment militaire et diplomatique. Nous parvenons, à force d’investigations méticuleuses et hardies, indiscrètes peut-être, à une connaissance autrement complexe, autrement significative et utile des âges révolus et de nos pères qui, au surplus, nous ayant laissé leurs dettes et, avec un héritage, une hérédité, relèvent de notre jugement ; et, s’ils nous dirigent encore, nous avons à les connaître. Mais enfin, de quoi s’agit-il, d’histoire ou de critique littéraire ? D’histoire : alors, l’idée est bonne, à mon gré, de choisir comme l’échantillon d’une sensibilité ancienne un personnage plus attrayant qu’un autre, un artiste ou un poète, aussi bien que l’apôtre ou le conquérant : et alors, il convient que l’enquête ne néglige rien, car il n’est de vérité concrète aussi que complète. Si, d’autre part, il s’agit de critique littéraire, le danger serait d’accabler, d’étouffer l’œuvre sous la biographie. Nous risquons de ne plus songer aux poèmes qu’a écrits l’amant de la Dorval, si l’anecdote de cet amour a tous nos soins. Et la littérature est immolée à l’histoire. La littérature, un Sainte-Beuve ne la préfère pas à cette « histoire naturelle des esprits » qu’au jour le jour il composait ; et un Taine l’emploie à l’illustration de ses doctrines philosophiques et historiques : maintenant, elle fournit des matériaux et des prétextes à la chronique scandaleuse du passé. M. Ernest Dupuy a très nettement vu cet inconvénient des procédés nouveaux. Il raconte (je le disais) la vie du poète d’Eloa ; mais il en raconte seulement ce qui est le commentaire indispensable de l’œuvre. Il le fait avec beaucoup de justesse ; et, pour écarter les commérages, plus d’une fois il a de l’impatience.

Ne pourrait-on supprimer, dans la critique littéraire, tout le commentaire biographique ? Je me souviens de l’avoir souhaité. Il me semblait qu’une œuvre d’art devait posséder sa vie propre, indépendante et sa signification, sa beauté absolue. Je la voulais détachée de ses origines contingentes ; et je la voulais orpheline. L’œuvre d’art achevée, ne faut-il pas qu’on enlève les échafaudages qui ont servi à la