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de ses philosophes commençaient déjà à battre en brèche, la génération littéraire de 1870 a réagi à sa manière. D’abord, en vertu de cette loi constante de la vie qui veut que les générations successives soient en contradiction les unes avec les autres, et que la première démarche par laquelle les fils manifestent leur existence personnelle soit de prendre le contre-pied de ce qu’ont pensé leurs pères. En second lieu, la guerre était venue nous prouver par les faits que la science ne change pas grand’chose à la pauvre nature humaine, et nous pouvions nous demander en quoi cette Allemagne, si fière de sa science, et que nous avions si ingénument admirée, nous aurait plus durement traités, si elle eût été moins savante : sa science, par hasard, lui aurait-elle surtout servi à fabriquer de meilleurs canons ? En même temps, l’idée spencérienne de l’inconnaissable s’insinuait chez les esprits les plus divers et y restaurait certaines conceptions sagement positivistes qu’un retour offensif de la métaphysique allemande avait, pendant trop longtemps, trop aisément oblitérées. Enfin, l’inquiétude morale et sociale que les grands bouleversemens auxquels on venait d’assister avaient fait naître dans les âmes s’accommodait mal de ce déterminisme rigoureux, absolu où les conceptions « scientistes » avaient voulu enfermer nos efforts. Si tout ce que nous sommes, si tout ce que nous voulons être est déterminé d’avance, à quoi bon agir, à quoi bon vivre même ? Il n’y a qu’à se coucher au bord du chemin, et à attendre là que la roue de la fatalité daigne passer sur nous.

Voilà ce qu’un peuple qui veut vivre ne saurait admettre. Voilà ce contre quoi proteste en nous j’e ne sais quel instinct secret que nous sentons plus fort, plus fécond et plus juste que tous les syllogismes ? — « Le cœur a ses raisons… : » le cœur, et la vie aussi. C’est ce qu’ont dû sentir les Renan et les Taine, car, dans leurs derniers écrits, sans renier assurément les convictions de leur jeunesse, et même en les maintenant toujours, ils s’efforcent visiblement, à leur insu d’ailleurs, d’en atténuer les conséquences, ou de les concilier avec les exigences de la vie morale et de l’action pratique. La lettre de Taine sur le Disciple est à cet égard infiniment curieuse, pour ne rien dire de maintes pages des Origines ; et il suffit de lire la Préface de l’Avenir de la Science pour se rendre compte que, si Renan avait rédigé en 1890 « son vieux Pourana » de 1848, il l’eût écrit un peu différemment.

Ces atténuations, ces contradictions, ces repentirs n’ont pas