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finalement, à s’équilibrer, les derniers venus peuvent avec une certaine fierté songer à leurs âmes. Or, les écrivains qui avaient environ vingt ans vers 1870 n’ont pas tous achevé leur œuvre, et ils peuvent encore nous ménager des surprises : par exemple, un critique aurait-il pu parler de M. Hanotaux exactement après comme avant sa Jeanne d’Arc ? Mais, à supposer qu’au total ils offrent aux historiens de l’avenir de moins grands noms peut-être, de moins hautes, fortes et durables œuvres que leurs devanciers, les Renan, les Taine, les Leconte de Lisle, les Flaubert, les Augier, les Dumas fils, quelle souple richesse de pensée, quelle variété d’aptitudes et quelle fertilité de talent ne feront-ils pas admirer en eux ! Voyez un Jules Lemaître : poète, critique, chroniqueur, dramaturge, conteur et romancier, il a touché à tout, et si nulle part, sauf peut-être en critique, il n’a atteint le tout premier rang, en quel genre n’a-t-il point marqué sa place ? Voyez un Paul Bourget : poète, critique, voyageur, romancier, novelliste, on pouvait croire, il y a quelques années, que tous ces titres de gloire allaient lui suffire, et voici maintenant qu’il aborde le théâtre, avec une conception et des formules d’art qui lui appartiennent bien en propre. Voyez un France, qui, lui non plus, n’a pu se cantonner dans un genre unique. Voyez un Vogué qui, à près de cinquante ans, tente avec succès le roman. Voyez un Faguet qui, lui, à première vue, n’a jamais fait que de la critique : mais à quelles questions sa critique n’a-t-elle point touché ? et quelle souplesse, quelle encyclopédique curiosité d’esprit son écrasant labeur ne dénote-t-il pas !

De toute cette activité littéraire, il est sorti, dans presque tous les genres, de bien beaux livres. Le recul nous manque, encore une fois, pour que nous puissions, avec toute la fermeté désirable, assigner aux œuvres et aux hommes leur vrai rang dans la série historique, et dégager de nos « impressions » la part d’« impersonnalité » qu’elles comportent. Mais, ceci dit, — car enfin, l’excessive prudence, en critique, pourrait aussi s’appeler d’un autre nom, moins honorable, — croyez-vous que l’impartiale postérité ne placera pas le Roman russe tout à côté du livre de l’Allemagne ? et concevez-vous qu’une histoire du roman européen au XIXe siècle puisse jamais passer Pêcheur d’Islande sous silence ? On y parlera aussi, j’en suis convaincu, du Disciple et de l’Étape, et du Crime de Sylvestre Bonnard, et peut-être du Sens de la vie, et des Morts qui parlent. S’il est