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prodigieux travailleurs, nous pouvons affirmer qu’elle ne viendra pas la dernière. Nos petits-neveux compareront peut-être, — et je crois qu’ils auront raison, — l’activité totale d’un Brunetière à celle d’un Voltaire, et s’ils peuvent jamais évaluer toute la production d’un Faguet, — lequel écrit en ce moment douze volumes par an, — ils concluront, j’imagine, qu’ils sont en présence d’un phénomène unique dans toute l’histoire littéraire.

Mais, comme le temps, dira-t-on, le travail ne fait rien à l’affaire. Ce n’est pas sûr, — car la fécondité est, en elle-même, une fort belle chose, — mais admettons-le. Reconnaissons aussi que cette génération n’a pas eu dans ses rangs un de ces poètes qui comme Hugo, Lamartine, Musset, ou même Vigny, suffisent à illustrer une époque. Ceux qu’elle a applaudis, Sully Prudhomme, Coppée, Heredia, Verlaine, appartiennent plutôt à la génération antérieure. Il est vrai ; mais si la poésie, depuis Rousseau, n’est pas nécessairement inséparable de la forme du vers, ne compterons-nous pas, parmi les grands poètes du siècle qui vient de finir, l’auteur du Roman d’un Spahi, de Pêcheur d’Islande et de Ramuntcho et une période littéraire qui se glorifie de l’œuvre de Pierre Loti peut-elle passer pour être entièrement déshéritée au point de vue poétique ? D’autre part, et quelque cas que l’on puisse, que l’on doive faire de l’œuvre dramatique de M. Jules Lemaitre, ou de M. Paul Hervieu, nous n’avons pas eu, il faut l’avouer, au théâtre, l’équivalent d’une œuvre comme celles d’Alexandre Dumas fils ou d’Emile Augier. Et enfin, il semble qu’il ait manqué à cette génération un de ces « héros, » comme les appelait un jour M. Paul Desjardins, de l’espèce de Taine ou de Renan, par exemple, grands esprits et grands écrivains tout ensemble, qui dominent toute une époque et lui imposent, pour de longues années, leurs manières de penser et de sentir. Mais croit-on, — et d’autres d’ailleurs l’ont dit avant moi, — qu’un Brunetière, s’il n’était pas mort si tôt, laissant interrompues toutes ses grandes œuvres maîtresses, n’aurait pas pu assez bien remplir ce rôle ? Et songez à ce que, de son temps même, on eût dit de Voltaire, s’il était mort à cinquante-sept ans.

Mais on ne saurait tout avoir. Les générations littéraires qui se suivent ne se ressemblent jamais entièrement, et quand leurs mérites respectifs, — qu’on ne saurait jamais d’ailleurs évaluer avec une rigueur mathématique, — arrivent à se balancer, et,