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doivent correspondre à deux dispositions permanentes de la nature humaine, car on les retrouve, au moins à titre de tendances, à toutes les époques de la pensée, et parfois même au sein d’une même doctrine philosophique. Il y avait dans Renan, — on l’a longtemps ignoré, il l’ignorait lui-même, — un épicurien authentique qui ne s’est révélé au public que dans les dernières années de sa vie. Ébranlé, déconcerté par les événemens de 1870, gâté par le succès et par l’adulation dont il était l’objet, il a dégagé de ses conceptions premières les conséquences épicuriennes qu’elles pouvaient comporter, et il est devenu le joyeux théoricien du dilettantisme que l’on sait. Taine, au contraire, stoïcien dans l’âme, douloureusement affecté et troublé par la guerre et par la Commune, sans renoncer d’ailleurs aux idées maîtresses de sa vie, les interprétait dans un sens de plus en plus élevé et austère, jusqu’à y réintégrer quelques-unes des notions qu’il semblait avoir, jadis, le plus vivement combattues. Et tandis que l’un composait l’Histoire d’Israël et cette Abbesse de Jouarre, dont personne ne fut plus scandalisé que Taine, l’autre, dans les Origines de la France contemporaine, écrivait ses belles pages sur la tradition, sur la conscience et sur l’honneur, sur l’Église catholique enfin, et il se rapprochait, en fait, de cette religion que sa pensée persistait à repousser.

Or, quand un Brunetière, un Bourget, poussant jusqu’au bout les dernières conclusions des Origines, réfutaient en quelque manière Taine par lui-même, que faisaient-ils, sinon « suivre » Taine et obéir encore à la pensée profonde et presque inconsciente et involontaire qui, à son insu, entraînait le stoïcien du naturalisme hors du cercle étroit qu’il s’était tout d’abord tracé ? Et pareillement, quand M. France maniait l’ironie transcendantale, quand il apostrophait « les larves et les fantômes, » quand il se livrait à toutes les fantaisies d’une imagination voluptueuse, — je n’ose dire : quand il préfaçait un livre de M. Combes, et pourtant !… — il avait sans doute oublié l’article célèbre sur la Théologie de Béranger, mais c’était pour se mieux souvenir de l’Abbesse de Jouarre, du Prêtre de Némi, et de quelques autres œuvres où s’émancipait enfin le secret épicurisme de l’historien d’Israël. N’est-ce pas Brunetière qui a dit que les hommes de sa génération n’ont pris conscience de leur personnalité véritable qu’au fur et à mesure qu’ils se dégageaient de l’influence de Renan et de Taine, et qu’ils