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que la folle végétation recouvre et délite le temple édifié par le génie ! Où êtes-vous, belles heures de plénitude et d’élan ? Ici l’âme se rétracte et s’engourdirait. De tels jours, en fin de séance, à l’heure où l’atmosphère de la salle en s’épaississant répand sur tous les visages d’affreux tons jaunâtres, il est difficile d’échapper à une sorte d’empoisonnement, à une dépression que nous valent, je pense, tant de discours dispersés en poussières malsaines. On s’en revient chez soi navré, avec un sentiment amer et profond de la brutalité des uns et de l’impuissance des autres. On voudrait s’enfuir dans la solitude, s’enfermer dans le monde des sentimens intérieurs. Et pourquoi pas ? Pourquoi, au soir de ces journées malfaisantes, me refuserais-je d’aller dans le monde exaltant des idées ? Ce n’est pas déserter la bataille. J’emmènerai avec moi les images que je viens de recueillir. Il faut pousser tous ces gens-là comme un troupeau vers les sommets, les faire rentrer dans leur type historique, les obliger d’avoir une âme et un nom, les rassembler là-haut autour de leurs idoles. Alors cette ménagerie prend un prodigieux intérêt moral, et des médiocrités qui allaient nous lasser parlent fortement à l’imagination.

Je repasse les conversations qui m’ont le plus frappé, depuis des mois que je cause avec mes collègues. Il y a un léger recul de l’anticléricalisme typique, au front de bœuf, aux yeux injectés de sang. Les jeunes radicaux et radicaux-socialistes sont moins d’attaque, moins musclés. Enfans de la victoire, nés dans des jours heureux et dans des circonscriptions qu’ils ont peut-être conquises sur les vieilles barbes de leur parti, ils ignorent ces vigoureuses rancunes contre le presbytère qui présidaient à la formation des purs. Certaines brutalités de la lutte, telles que la laïcisation des hôpitaux, la destruction des ordres contemplatifs et l’abandon de l’architecture religieuse, ne les remplissent pas de fierté. Il leur arrive de reconnaître aux catholiques quelques supériorités. Deux d’entre eux causaient devant moi des garderies d’une grande ville industrielle du Nord, d’un de ces asiles où les ouvriers laissent le matin leurs enfans aux soins des religieuses et les reprennent le soir au sortir du travail.

— Il faudrait bien que nous ayons cela, disait l’un :

— Où trouverons-nous les dévouemens ?

— Bah ! c’est affaire de décorations.