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sa dernière heure venue et qui ne veut pas périr ? Ceux qui ont eu, vers leur vingtième année, cette sinistre vision n’ont jamais pu l’oublier totalement. Elle a hanté leurs heures de rêverie solitaire. A chaque instant elle se représente à leurs regards. A chaque instant le goût de cendre leur remonte aux lèvres. A chaque instant sous leur plume se pressent les allusions au cauchemar de leurs jeunes années. Même ceux qui, dans leurs œuvres, ont évoqué rarement ces tristes souvenirs, — un Pierre Loti, un Anatole France, — s’en sont peut-être moins affranchis qu’il ne.semble. Mais tous les autres, comptez combien de leurs pages en sont visiblement ou secrètement inspirées ! C’est la Préface du Disciple. C’est celle de Vogué A ceux qui ont vingt ans. Ce sont tels ou tels articles de M. Jules Lemaître. Et rappelez-vous en quels termes d’une pieuse et pénétrante émotion Brunetière, en 1900, haranguait les orphelines alsaciennes-lorraines du Vésinet :


Et nous, ce qui nous émeut quand nous vous regardons, filles d’Alsace et de Lorraine, c’est que vous êtes à la fois pour nous l’espérance, le regret et le souvenir. Vous êtes le souvenir !… Il y a de cela trente ou quarante ans, mes enfans, nous habitions une autre France !… Que s’est-il donc passé depuis lors ? Ce qui se passe, mes enfans, — et puissiez-vous n’en faire jamais l’épreuve ! — quand on enlève un de ses enfans à une mère de famille… Vous êtes l’inconsolable regret ! Mais vous êtes aussi l’espérance ! et vous la serez aussi longtemps que votre vue éveillera parmi nous ces regrets et ces souvenirs…


Nous autres, qui n’avons pas vu la guerre, quand nous lisons de telles pages, nous sommes remués jusqu’au fond de l’âme : nous devinons sans peine tous les échos qu’elles vont réveiller dans le cœur de nos aînés.

Une France humiliée et amoindrie à l’extérieur, une France désunie, divisée contre elle-même au dedans, en quête d’un régime inédit conforme à ses aspirations profondes et susceptible de lui fournir un abri pour y panser ses blessures, telle est la situation de fait qu’a créée la guerre franco-allemande ; tel est le spectacle qu’ont eu sous les yeux, durant leurs années d’apprentissage littéraire, les écrivains qui viennent d’atteindre la soixantaine. Il en est de plus réconfortans, et si tous, plus ou moins, ont été entamés par le pessimisme, s’ils ont prêté aux prédications de Schopenhauer une oreille trop aisément attentive, il faudrait être un peu naïf pour s’en étonner outre mesure. Il faut dira, à leur éloge à tous, qu’ils n’ont jamais désespéré des