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Creutz[1] pourquoi je ne venais pas à son jeu les dimanches, et ayant appris que j’étais venu un jour qu’il n’avait pas eu lieu, elle m’en a fait une espèce d’excuse. » Dans une autre lettre, il ajoutait : « La Reine me traite toujours avec bonté ; je vais souvent lui faire ma cour au jeu et chaque fois elle m’adresse quelques paroles pleines de bienveillance. Comme on lui a parlé de mon uniforme suédois, elle m’a témoigné beaucoup d’envie de me voir dans ce costume ; je dois aller mardi, ainsi habillé, non pas à la Cour, mais chez la Reine. »

Il aurait pu ajouter que partout où elle devait aller, à Trianon, chez Mmes de Lamballe et de Polignac et en un mot dans ses cercles intimes, elle le faisait inviter sans se préoccuper de ce qu’on en pourrait dire. Bientôt, on racontait que là et ailleurs, voire aux bals de l’Opéra, il y avait entre eux de longs entretiens, des regards significatifs ; on allait jusqu’à prétendre qu’un jour, à Trianon, la Reine étant au piano et chantant l’air de Didon :


Ah ! que je fus bien inspirée
Quand je vous reçus à ma Cour,


ses yeux s’étaient portés sur Fersen et qu’on y avait vu des larmes qu’elle ne pouvait dissimuler. Il n’en fallait pas davantage pour déchaîner la calomnie. Ce n’en était pas une assurément de dire, ainsi que le faisait le comte de Creutz dans une lettre à Gustave III, que la Reine « avait un penchant pour le comte de Fersen. » Ce penchant existait et l’ambassadeur suédois, qui affirmait en avoir saisi les indices, avait raison de n’en pas douter. Mais c’en était une de prendre occasion du mouvement de cœur dont Marie-Antoinette n’avait pu se défendre pour prétendre qu’il y avait entre elle et Fersen une liaison engagée et que la Reine avait trahi la foi conjugale. Ces propos malveillans étaient sans fondement, et nous en trouvons la preuve dans la conduite que tint alors Fersen.

On était à la veille de la guerre d’Amérique ; les plus brillans gentilshommes de France s’engageaient pour la campagne qui allait s’ouvrir contre l’Angleterre. Fersen suivit cet exemple, cédant sans doute au désir de se distinguer, mais aussi pour couper court ainsi aux commentaires auxquels donnaient

  1. Le comte de Creutz, ambassadeur de Suède à Paris.