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compromise et de se faire envoyer à la prochaine Assemblée. Déconcerté par l’inutilité de ses longs efforts pour servir la Reine et sauver la monarchie, il partait en proie au plus complet découragement : « Quel espace immense franchi dans ces trois années ! écrivait-il en arrivant à Grenoble. Nous avons remué la terre bien profond ; nous avons trouvé un sol fécond. Mais, combien en est-il sorti d’exhalaisons corrompues ! Rentré dans mes pénates, je me demande s’il n’eût pas autant valu ne jamais les avoir quittés. » A lire ces lignes, on dirait qu’il pressentait le caractère tragique de sa fin prochaine. On sait qu’après le 10 août, un papier, imprudemment conservé par Louis XVI, révéla la négociation secrète que le jeune constituant avait nouée avec la Reine. Il fut décrété d’accusation et Alexandre de Lameth avec lui. Lameth parvint à s’enfuir, grâce à La Fayette, qui l’emmena à l’armée du Nord. Moins heureux, Barnave fut arrêté à Grenoble et condamné à mort par le Tribunal révolutionnaire, le 28 novembre 1793 ; son exécution eut lieu le lendemain. À cette époque, les souverains au salut desquels il s’était dévoué avaient péri ; un autre dévouement, celui de Fersen, plus ancien et plus ardent que celui de Barnave, n’avait pu les arracher à la mort, et ce malheureux ami de la Reine ne pouvait plus que la pleurer. Ce n’est pas seulement le cri de sa douleur qu’on entend dans les lettres qu’il écrivait à sa sœur ; on y peut lire aussi les confidences auxquelles il se livrait vis-à-vis d’elle, relativement à l’amour chevaleresque qu’il avait conçu pour la reine de France et aux héroïques efforts que, même après l’arrestation de Varennes, il avait multipliés pour la sauver.

A peine est-il besoin de rappeler que le sentiment passionné qui les avait inspirés, datait de loin et était partagé. Il remontait à l’année 1779. À cette époque, le jeune comte de Fersen, alors âgé de vingt-quatre, ans, était venu à Paris pour la seconde fois et avait été présenté à la Reine, qu’il ne connaissait que pour l’avoir entrevue aux Tuileries cinq ans avant, quand elle n’était encore que Dauphine. Mais, si courtes qu’eussent été alors leurs relations, elle avait conservé de lui un souvenir si flatteur, qu’en le revoyant, elle s’écria souriante :

— Ah ! c’est une ancienne connaissance.

Quelques jours après, il mandait à son père : « La Reine, qui est la plus jolie et la plus aimable princesse que je connaisse, a eu la bonté de s’informer souvent de moi ; elle a demandé à