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envers le Roi et la Reine, il caressait le Dauphin, souriait à ses saillies et gagnait ainsi peu à peu la sympathie de Marie-Antoinette.

Cette sympathie ne pouvait lui échapper et il semble que d’abord il ait essayé de s’y soustraire en feignant de ne pas entendre les propos que lui tenait sa compagne de route. Pétion, dans le journal qu’il a écrit sur ce triste voyage, met dans la bouche de la Reine des paroles qui autorisent à croire qu’elle était piquée par le silence de Barnave ; elle se serait écriée en s’adressant à Pétion :

— Dites donc, je vous prie, à votre ami qu’il ne regarde pas tant par la portière quand je lui pose une question.

C’en fut assez pour vaincre la froideur du jeune commissaire. L’infortune et l’exquise bonté de la noble femme à côté de laquelle il était assis ne tardèrent pas à toucher son cœur, et ce qu’il éprouvait, il le laissa voir. Plus tard, en faisant allusion à cet émouvant épisode de sa vie, il écrira : « Epoque à jamais gravée dans ma mémoire, qui a fourni à l’infâme calomnie tant de prétextes, mais qui, en gravant dans mon imagination ce mémorable exemple de l’infortune, m’a sans doute servi à supporter plus facilement les miennes. »

Lorsqu’il parlait ainsi, c’était sous l’impression de souvenirs qui lui étaient chers. Il se rappelait sans doute les entretiens que pendant le voyage il avait eus avec la Reine à plusieurs reprises, tantôt lorsqu’il se trouvait dans la voiture où les commissaires se relayaient, tantôt à la porte des auberges où l’on s’arrêtait, le soir venu, pour y passer la nuit, lorsque sa prisonnière, avant d’aller dormir, se promenait quelques instans avec lui ; il revoyait sans doute les yeux doux et charmans qui cherchaient les siens, qui semblaient l’implorer et lui dire : « Sauvez-nous. » Et sans doute il se rappelait aussi comment, attendri jusqu’aux larmes et obéissant au sentiment le plus généreux, il s’était promis de « les sauver, » non en renouvelant la tentative imaginée par Fersen, qu’il trouvait déplorable, mais en prodiguant ses conseils et, s’ils étaient écoutés et suivis, en s’attachant à recruter des partisans à la monarchie libérale qu’il ne désespérait pas de voir se fonder en France.

En rappelant ces souvenirs, plusieurs de ses biographes déclarent qu’ayant ainsi subi le charme de Marie-Antoinette, il était perdu. Il le fut en effet, non parce que ses conseils ne