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broussailleuses. Et moi, sans fusil, sans arme, n’ayant même pas en main un morceau de brioche, je poursuis infatigablement cet animal craintif. Quand j’ai réussi à le joindre, sur tous sujets il est excellent de courtoisie et de clarté, mais qu’une pointe de clocher apparaisse à l’horizon, il se métamorphose en brouillard et s’évapore.

Du moins ai-je pu causer avec quelques-unes des fortes têtes du parti au pouvoir.

— Nous ne sommes pas les ennemis des églises, me disent-ils ; vos raisons valent à nos yeux, mais le moment n’est pas venu.

Et c’est en vain que je leur parle de la pluie, du vent, des gouttières et de la foudre, ils regardent ailleurs, prennent de grands airs sagaces.

L’un d’eux me dit :

— Les prêtres ont été bien maladroits, monsieur Barrès.

Puis il se tait en tirant sur son cigare. Je ne sais comment vous rendre son accent et la signification de son silence. Il s’est mis à songer, tout en attendant que je continue. C’est un de ces hommes qui ont frappé l’Eglise quand ils avaient le pouvoir à conquérir et qui maintenant voudraient bien le garder avec l’aide de celle qu’ils sentent immortelle. Ils ne haïssent plus, puisqu’ils n’y ont plus intérêt. Mais comment « se rabibocher ? » J’ai laissé mon homme à ses méditations. Voici le fruit des miennes. Je crois que l’idée de nos politiques, à cette minute, serait de prolonger la détresse des églises pour garder une arme contre le Vatican et une valeur d’échange. Ils sont assez inquiets de s’être privés des moyens de coercition que le Concordat leur fournissait, et ils calculent qu’en laissant les édifices cultuels en péril, ils tiennent dans une mesure quelconque le clergé… A mon avis, ils acceptent, pour une date indéterminée, le principe de régler le problème des églises, mais ils entendent que ce soit d’une manière qui mette dans leurs mains quelque nouveau moyen de pression électorale… Au reste, s’il faut que les églises meurent, ils en prennent leur parti. Ne sommes-nous pas tous mortels ? Les églises sont de vieilles gens, de vieilles grand’mères ; il faut qu’elles meurent, c’est la loi du monde et le bonheur des héritiers. Mais tout se fera décemment, et, dès maintenant, il est bien entendu qu’on prendra un moulage de leurs chers visages sur leurs lits de mort.