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vont dans les contrées lointaines vendre au détail, leur étaient une clientèle assidue achetant à crédit, pour un an ou trois, des marchandises que ces fidèles colporteurs, au retour, payaient avec exactitude. Les marchands marocains louaient aussi des maisons aux importateurs du dehors, faisaient l’entremise, touchaient le courtage.

Sous la protection directe de leur sultan, et sous la suggestion de la famille Kounta-Bek-Kaï, descendance de Sidi-Yahia, ils échappaient souvent aux vexations du pacha, eux, leur suite, leurs meilleurs cliens et leurs courtiers. De leur influence ils soutenaient le chef de la ville et son conseil de marchands songhaïs, peuhls, bambaras, soninkés. Telle ou telle tribu targui recevait des sommes pour sa protection militaire, dans les heures tragiques. L’Askia du Nord, c’est-à-dire le prince nominal des Songaïs soumis aux Marocains, joignait son action morale à celle de cette élite. Aux quartiers arabes, Sareï-Keïna, les Méditerranéens n’abandonnaient pas leurs congénères des Etats berbères. Donc cet ensemble constituait une force. Force précaire. Force constamment discutée, amoindrie, entamée, spoliée, décimée. Force tout de même, la seule qui fit ou donnât de l’argent. Force qui dut, après l’irruption des Bambaras dans Tombouctou vers 1760, garder de la cohésion et du pouvoir malgré la tyrannie de Biton ; car son héritier ne put, sans le secours d’une armée, percevoir le tribut refusé par les marchands, à cause d’injustices et de cruautés commises par le proconsul bambara.

Néanmoins, tant d’opiniâtre résistance ne défendit pas Tombouctou de la ruine apparente. Parti de nos Deux-Sèvres, le second Européen qui, sous un déguisement maure put, en avril 1828, parvenir dans Tombouctou, René Caillé, connut une impression pénible. « Un amas de maisons en terre, mal construites. Dans toutes les directions on ne voit que des plaines immenses de sables mouvans d’un blanc tirant sur le jaune, et de la plus grande aridité. Le ciel à l’horizon est d’un rouge pâle. Tout est triste dans la nature. Le plus grand silence y règne. On n’entend pas le chant d’un seul oiseau. Cependant, ajoute-t-il, il y a je ne sais quoi d’imposant, à voir une grande ville élevée au milieu des sables, et on admire les efforts qu’ont eu à faire les fondateurs. » A René Caillé, Tombouctou sembla morte, bien que dix ou douze mille habitans y vécussent. Le