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idéal, si c’en est un, est maintenant périmé. Il pouvait suffire à la Prusse, mais l’Allemagne ne saurait s’y confiner. Elle est prête, et elle l’a montré hier encore, à faire pour son armée les plus grands sacrifices ; elle sait qu’elle en a besoin ; elle l’aime et la respecte ; mais le pur militarisme, lorsqu’il s’affiche outrageusement comme il vient de le faire, provoque en elle un mouvement réflexe irrésistible qui rétablit l’équilibre entre les vertus militaires et les vertus civiles, sans sacrifier les unes aux autres.

On a vu, à Saverne et dans les environs, des scènes qui appartiennent à un autre âge, et qu’on aurait crues impossibles aujourd’hui. Dans la colère que suscitaient en elles les premières résistances, les autorités militaires ont littéralement perdu la tête. Au mépris de la loi, elles ont procédé comme si l’état de siège avait été régulièrement proclamé et ont opéré dans les rues de Saverne des arrestations faites au hasard, aveuglément et sans choix : hommes, femmes, enfans en ont été victimes. Même des magistrats ont été arrêtés. Un d’eux, ayant dit ce qu’il était, a été relâché. Un officier lui a reproché amèrement de ne s’être pas nommé plus tôt, à quoi le magistrat a judicieusement répondu : « Alors, on est arrêté ici, non pas d’après ce qu’on fait, mais d’après ce qu’on est ? » Il y a eu des incidens comiques, d’autres douloureux. Ce lieutenant de Forstner qu’on aurait dû faire disparaître tout de suite, soit en l’envoyant ailleurs, soit en le mettant aux arrêts, ne pouvant plus sans inconvénient pour lui se promener seul dans les rues de Saverne, n’est sorti de chez lui qu’entouré de quatre soldats, la baïonnette au canon. Où allait-il ? Acheter un cigare ou du chocolat ! Il faut croire que les autorités militaires de Saverne n’ont pas le sens du ridicule. Une autre fois, le même lieutenant de Forstner a participé à une promenade militaire hors de la ville. Comme il traversait un village, il a été reconnu et quelques lazzis l’ont accueilli ; aussitôt ce vaillant jeune homme a tiré son grand sabre et s’est précipité sur des enfans qui ont pris la fuite ; un d’eux, qui est estropié et ne pouvait, pas courir, a eu le front fendu. Ce sont de pareils faits que le ministre de la Guerre a couverts de son autorité et que le chancelier a eu la mauvaise fortune d’avoir à excuser, parce que, a-t-il dit, il faut que l’uniforme du Roi soit respecté. Sans doute, mais il y a plusieurs manières de le faire respecter et le promener comme une provocation sur les épaules du lieutenant de Forstner n’est certainement pas la meilleure. Le gouvernement impérial a mis longtemps à le comprendre ; le Reichstag l’a senti tout de suite. Pendant que le colonel de Reutter couvrait le lieutenant de Forstner, que le général de