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un mot qu’elle ait en soi l’étoffe d’une prima donna : il n’en est pas moins ridicule que tu te constitues son protecteur. As-tu oublié comment l’intervention toute désintéressée du vieux Hasse a suffi pour bannir à jamais miss Davies du théâtre italien ?... Quel imprésario n’éclaterait pas de rire si tu t’avisais de lui recommander une fille de seize ou dix-sept ans, qui jamais encore n’est montée sur la scène ?

Ton projet de voyage avec M. Weber et deux de ses filles a manqué, en vérité, me faire perdre la raison. Mon bien cher fils, comment as-tu pu t’arrêter même un seul instant sur une idée aussi monstrueuse, que l’on t’a mise en tête ? Ta lettre n’est rien de plus qu’un simple roman. Et ainsi, vraiment, tu pourrais te décider à aller errer par le monde en compagnie d’étrangers, à sacrifier ta réputation, tes vieux parens, ta sœur chérie, à m’exposer au rire méprisant de notre prince et de toute la ville ?... Une telle existence peut convenir à de petites lumières, à des demi-compositeurs comme un Schwindl, un Zappa, un Ricci : mais nomme-moi un grand compositeur qui serait capable de s’abaisser à ce point !

Au plus vite, va-t’en à Paris ! Place-toi en compagnie de rivaux dignes de toi, aut Cæsar aut nihil ! La seule pensée de voir Paris aurait dû te préserver de tout caprice enfantin. C’est de Paris que se répand à travers le monde entier la renommée d’un homme de grand talent. Là seulement l’aristocratie a coutume de traiter le génie avec une politesse déférente et courtoise... Hâte-toi de t’y rendre, et que ta mère t’accompagne, si, comme c’est probable, M. Wendling est déjà parti !...

Aussitôt que vous aurez reçu cette lettre, écrivez-moi combien d’argent vous avez en main !... Et maintenant, je vais te dire ce que tu peux faire pour Mlle Weber ! Tu n’es pas sans savoir que les vieux ténors sont parmi les meilleurs maîtres de chant italien ? Adresse-toi au ténor Raaf, demande-lui qu’il veuille bien entendre chanter tes airs par la demoiselle ! Par ce moyen, tu pourras la servir efficacement... Et que tu trouves ton plaisir à venir en aide aux malheureux, c’est là quelque chose que tu as hérité de ton père. Mais il faut avant tout que tu penses de toute ton âme au bien de tes parens. Rappelle-toi ton père tel que tu l’as vu le matin de ton départ, tout en larmes à côté de votre voiture, après que, malgré sa maladie, il avait travaillé à vos paquets jusqu’à deux heures de la nuit ! Rappelle-toi ce spectacle, et puis accable-moi, si tu ne crains pas d’être aussi cruel ! Allons, gagne-toi de la gloire et de l’argent à Paris ! Alors, seulement, quand tu auras de l’argent, tu pourras aller en Italie et y trouver des commandes d’opéras ! Alors aussi tu pourras servir efficacement les intérêts de Mlle Weber. Donc, sans faute, une lettre de vous par le prochain courrier ! Nous vous embrassons tous les deux un million de fois, et je reste fidèlement à jamais votre vieux brave homme de mari et de père. — MOZART.


N’est-ce point là une très belle lettre, admirablement ordonnée et lucide, malgré son allure d’improvisation, et toute pénétrée d’indulgente tendresse sous la trop juste rigueur indignée de l’accent ? Encore cette irritation de Léopold Mozart ne pouvait-elle que s’accentuer les jours suivans, en présence de la manière dont Wolfgang,