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personnage, et ce sera Rachel elle-même. Rachel sera absente de cette pièce sur Rachel. Car l’enfance, la famille, la vie intime de la tragédienne, rien de tout cela, par quoi elle ressemble à toutes les autres femmes de théâtre, ne nous intéresse ni ne nous importe. Elle ne se distingue de toutes les autres que par son jeu. Elle ne devient elle-même qu’à l’instant où elle paraît en scène, pendant les heures, pendant la minute où elle fait passer sur toute la salle le frisson du sublime. Rachel, c’est la voix, c’est le geste, ce sont les attitudes et les accens de Rachel, c’est l’ensemble des dons que Rachel a été seule à posséder et qu’après elle aucune autre ne nous a rapportés. Tour que la pièce eût un sens, il faudrait que l’actrice chargée du rôle eût cette voix, ce geste, cette âme, et c’est ce qu’il serait absurde de lui demander. Quelque effort de déclamation qu’elle puisse faire, elle échouera dans cette tâche impossible d’évoquer devant nous la grande tragédienne, et, en sortant de la représentation de Rachel, nous continuerons d’être « ceux qui n’ont pas vu Rachel. »

A vrai dire, la Rachel de M. Gustave Grillet est aussi peu que possible une pièce de théâtre. Adrienne Lecouvreur est une pièce de théâtre, où s’encadre, dans le décor de la scène et des coulisses, un drame de jalousie, une rivalité féminine, une heure de crise dans la vie d’une actrice. Kean est une pièce de théâtre qui a son unité : cette unité réside dans l’idée magnifiquement absurde que le comédien, roi de la création, est placé au-dessus des lois divines et humaines. Rachel n’est qu’une série de tableaux, parmi lesquels il en est d’ingénieux, d’amusans, mais sans suite et sans lien.

D’abord, la grande route où stationne la roulotte où le père Félix, colporteur, abrite sa femme, sa marmaille et l’humble pacotille qui défraie son petit commerce. Rachel n’est encore qu’une méchante gamine, qui chante en plein air et donne, déjà les signes d’une vocation théâtrale. Puis nous sautons une dizaine d’années et nous retrouvons Rachel au Théâtre Molière où elle joue les soubrettes, et les joue mal. Le vieux cabot Saint-Aulaire, et Provost, et Samson viennent tour à tour disserter sur l’avenir de la débutante. Sautons encore quelques années. Rachel est en pleine gloire. Les bouquets pleuvent chez elle avec les lettres de félicitations. Cependant, elle songe à tout quitter pour un petit officier de marine dont elle est amoureuse. Le quatrième tableau, qui représente la Comédie-Française en 1848, est de beaucoup le meilleur, grâce surtout à un curieux artifice de mise en scène qui nous permet de voir à la fois l’envers du théâtre et la salle où la loge présidentielle est occupée par Lamartine. Dans l’entr’acte.