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en cherche la morale : il pensait la tenir ; elle lui échappe, et finalement il s’aperçoit que son récit, Le Chat et les deux Moineaux, n’en contenait aucune. La Fontaine et sa Morale Égarée : Fable. Il sort d’embarras par une flatterie au Duc de Bourgogne, qui avait déjà pu lire que « tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute, » mais qui aurait eu grand tort de se le rappeler à cette occasion et qui, soyons-en sûrs, l’avait oublié.

Tel est l’effet que produit l’œuvre, parfait ou imparfait, de La Fontaine sur nos petits dauphins. Les enfans ont beau s’autoriser de nos mauvais exemples ou de nos paroles imprudentes : l’idée ne leur est jamais venue d’invoquer le témoignage du poète qu’ils savent par cœur pour justifier leurs ruses, leur manque de pitié, leurs jugemens moqueurs ou leur égoïsme. L’anarchiste a le droit de se réclamer de Jean-Jacques et de lui faire endosser la responsabilité de ses violences. Mais on n’a jamais entendu un jeune apache accuser de ses mauvais coups la lecture précoce du Loup et l’Agneau qu’il apprenait à l’école primaire. Cela doit nous rassurer sur l’inconvénient de mettre La Fontaine entre les mains des enfans. Il serait terrible de penser que nous vaudrions mieux, s’il était resté à l’Oratoire ou si seulement il avait écrit :


La raison du meilleur est toujours la plus forte.


A quoi tiendrait la moralité d’un peuple ! En tout cas, le mal est fait. Félicitons-nous de ne pas être pires ; ou plutôt reconnaissons que son influence n’a pas été si désastreuse, puisque nous gardons encore un tel souci de la pure morale que, boudant contre notre plaisir, nous nous évertuons à le juger en moraliste, quand il serait si naturel de ne le juger qu’en poète.

Ses derniers critiques l’ont fait ; et, qui plus est, ils l’ont étudié dans l’ensemble de son œuvre. On avait trop perdu de vue que ses Fables forment à peine le tiers de son œuvre complète[1]. Il a commencé et fini par le théâtre. Il a composé cinq livres de Contes, des Épîtres, des Élégies, des Poésies légères, des Poèmes, un roman. Il n’a pas été aussi paresseux qu’il le dit. S’il doit sa gloire et sa popularité à ses Fables, rien ne peut nous être indifférent des productions qui les ont précédées

  1. Il ne faut pas oublier que M. Hémon avait publié en 1894 chez Delagrave un délicieux recueil des Œuvres diverses de La Fontaine, précédé d’une introduction excellente sur La Fontaine en dehors des Fables.