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En 1767, l’abbé Batteux commentait ainsi cette fable : « Le Renard représente le peuple foulé par ses magistrats, qui sont eux-mêmes représentés par les mouches. Le Hérisson représente les accusateurs des magistrats. Le Renard est malheureux ; mais il est sage dans son malheur... » C’était très joli ; et La Fontaine avait bien assimilé aux mouches les magistrats et les courtisans. Mais l’abbé Batteux oubliait que le Renard, loin de représenter le peuple, se plaint, en grand seigneur, de l’affront des mouches, lui, le plus habile des hôtes de la forêt.


Va, le ciel te confonde, animal importun !
Que ne vis-tu sur le commun !


Taine procède de la même façon. Seulement, il prend à pleines mains dans les Mémoires du temps ; il nomme les magistrats et les accusateurs ; il donne à sa démonstration une apparence de solidité historique ; et il se trompe tout comme l’abbé Batteux. Son imagination et son style peuvent inspirer du respect pour son erreur : ils n’en transforment pas moins la comédie vivante de La Fontaine, — dont les sujets ont le privilège des proverbes d’être généralement vrais et de s’appliquer également à toutes les époques, — en une ménagerie d’animaux à clefs. M. Faguet et M. Michaut l’ont dit ou l’ont laissé entendre avec tous les égards que mérite ce grand peintre.

Nous leur devons aussi d’espérer qu’après eux on ne reviendra plus sur la question de savoir si La Fontaine est un moraliste moral ou un moraliste immoral, ni même s’il est simplement un moraliste. Il est certain qu’il a eu la manie des « moralités, » assez fréquente chez les gens qui ont peu de morale, et qu’il a maintes fois répété que ses apologues servaient d’enveloppes à des vérités importantes. Mais ses contemporains n’étaient point dupes de cette tactique destinée à parer l’accusation d’immoralité que lui valaient ses Contes ; et ils n’attendaient pas de l’auteur de Joconde qu’il les accoutumât à la vertu. C’est surtout depuis que Jean-Jacques lui a lancé son pavé, que la critique s’acharne à démontrer tour à tour, avec un égal succès, que les Fables nous enseignent une sagesse souriante ou nous conseillent une morale de pleutre. On trouvera, dans la très fine analyse de M. Faguet et dans la forte discussion de M. Michaut, les principaux argumens pour et contre. Tous deux aboutissent à la même conclusion : que sa