Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 18.djvu/862

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mort des Barra et des Hannon. La jambe fine, le sourire ironique, les yeux malins, ils gardent l’allure des maîtres. Maîtres du passé, maîtres du futur, s’ils ne sont point ceux du présent. Le salut militaire qu’ils adressent aux Latins leur semble burlesque évidemment. Notre victoire, c’est l’erreur de Baal-Allah pour un jour, une semaine, un mois, un an. Comme auparavant, les Songaïs s’effacent devant eux. Cependant les Songaïs ont toujours été ici les vrais possesseurs sous leurs élites d’ « armas » berbères, fils de Lemtas chrétiens venus de la Cyrénaïque après l’invasion mahométane. Aujourd’hui encore, à 60 000, ils entourent les 6 000 Maures de l’Azouad et les 28 000 Touareg dans le cercle de Tombouctou. Pour un peu, ces Numides Tenguereguif et ces Puniques de l’Azouad recommenceraient à prendre ce qui leur convient dans le marché parmi ces tas d’antimoine, parmi ces mottes de karité, parmi ces lampes romaines, ces scies triangulaires, ces pièces d’étoffe, ces boubous suspendus aux voûtes de nattes, ces noix de cola, ces bottes et ces babouches marocaines, ces viandes cuisant sur des branches enflammées. Solides, rustiques, les femmes maures habillées, comme la vierge Marie, d’un voile bleu qui couvre à demi leurs bandeaux ou leurs tresses, sont méprisantes à l’envi pour les Songaïs à trois houppes, bien plus fines cependant, bien plus flexueuses sous le bambou blanc qui vole, bien plus prêtes à un sourire de leur visage penché qui comprend et qui se joue de l’interlocuteur en toge neuve, une main sur le sabre.

L’extrême sensualité des femmes Arabes les rend attentives et pudiques. Elles baissent le velours de leurs cils sur des yeux qui guetteraient, qui dévisageraient, qui s’insinueraient dans ceux du Marocain au turban, du Maure à l’imposante perruque, de notre soldat casqué, galonné. Cependant, tête basse entre des boucles d’or, des anneaux d’ivoire, des boules d’ambre, la Kounta s’esquive. Elle cache sa tête enveloppée de cotonnades ténébreuses. Elle agite ses pieds luisans. Les vingt sachets à gris-gris dansent sur sa poitrine émue. Les femmes arabes, ici, ont, chez les négocians des caravanes, une réputation de beauté que contredisent à peine le nez fort et les narines mobiles, la bouche épaisse en dédain, la rusticité des mains grandes et rugueuses. À en croire la rumeur publique, de riches personnages se ruinent pour obtenir le droit très onéreux de les aimer. Une partie de l’argent gagné à Tombouctou remplit les coffres de