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sexes à coucher dans la même chambre. Que les gens aisés apportassent leurs draps lorsqu’ils avaient à passer la nuit dans de médiocres bourgades, on ne s’en étonnera pas ; mais qu’à Versailles, sous Louis XV, le maréchal de Croy, descendu à l’hôtel Fortisson, mentionne, comme une chose toute naturelle, qu’étant accompagné de deux autres personnes, il fait venir des lits de Saint-Germain, voilà qui nous éclaire sur le degré d’indigence du mobilier dans les auberges des plus grandes villes.

« Les meubles y sont en général si mauvais, disait Arthur Young vers 1787, qu’un aubergiste anglais en ferait du feu ; il n’y a ni balai, ni sonnette, les domestiques sont sales, la cuisine est noire de fumée et les murs des autres pièces blanchis à la chaux ou couverts de vieilles étoffes qui sont nids à teignes et à araignées. » Nous devons à Locke, cent ans plus tôt, une description aussi peu séduisante des auberges de Boulogne et d’Abbeville qui, dit-il, « ne suffiraient pas à garantir un berger d’Ecosse contre les atteintes de l’air » et offrent, quoique mal closes, un assemblage d’odeurs nauséabondes. Grande bigarrure d’ailleurs : à Blois, la chambre de l’hôtel Gallère, où Louis XIV, dit-on, s’arrêtait lors des chasses, possède encore en 1765 un sopha en velours vert brodé, ses murs sont tendus d’étoffe magnifique tissée de soie et d’argent ; mais les portes et le plancher seraient tout au plus dignes d’une chaumière, les fenêtres d’une écurie et le plafond d’une grange. Au Havre, dans le meilleur hôtel, sur un sol carrelé et sans tapis, une table en bois blanc et quelques chaises communes voisinent avec deux beaux miroirs garnis de chandeliers.

Les prix de jadis, tels que nous les relevons durant sept siècles dans les comptes des voyageurs, sembleraient bien modestes, si nous les rapprochions de ceux de nos grands hôtels de Paris ou même de province ; mais c’est aux prix des auberges actuelles de chefs-lieux de canton où, disait naguère l’enseigne, « on loge à pied et à cheval, » qu’il faut les comparer, parce que c’est à ces auberges qu’ils correspondent. Encore les gros bourgs de notre république se piquent-ils de plus de raffinement, sur les détails de l’habitation ou de la nourriture, que ceux d’il y a cent vingt ame et il n’est pas de petite localité où l’on répondrait aujourd’hui comme en 1802 l’hôtelier d’Yvetot au dîneur qui demanda de la moutarde : « J’en suis désolé, citoyen, mais je