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les emplois subalternes n’avait dû qu’à une excessive pénurie de personnel sa nomination à Sidi-Kaddour. Il le savait ; mais, adroit et résolu, il comptait bien esquiver les pelures d’orange que les événemens glisseraient sous ses pas. Dans ce poste nouveau, nulle tradition immuable ne pouvait gêner ses projets. Observateur sagace, il avait noté dans son esprit les fâcheux effets du désarroi de la politique française qui, parfois, au Maroc passait sans transition de l’excès de confiance à l’excès de timidité. Il pensait que la meilleure méthode consistait dans l’audace constante au service d’une prudence avertie. C’était d’ailleurs l’opinion d’Imbert, dont il devenait le collaborateur immédiat. Ainsi, par un phénomène rare dans l’Afrique du Nord, l’entente était complète entre le chef du poste et son officier de renseignemens.

Pressé d’agir, Imbert voulut démontrer dès le lendemain la justesse de ses théories. Pendant plusieurs semaines, la colonne des Zaër avait dû s’immobiliser, sans la déchiffrer, devant l’inquiétante énigme de l’Oued Grou. D’après les émissaires, la vallée profonde et tourmentée était peuplée de dissidens sans cesse à l’affût d’un mauvais coup. Elle bordait le pays Zaër où les agitateurs étaient sûrs de trouver un refuge inviolable. Les Zaër soumis n’osaient s’aventurer sur le plateau qui la dominait et dont les terres fertiles formaient leurs meilleurs champs. La saison, avancée déjà, était cependant favorable aux labours qui ne pouvaient plus être différés sans risquer d’exposer nos cliens à la disette. Or l’appât d’une récolte était le gage de leur fidélité. Il fallait donc les rassurer en montrant à leurs voisins que la distance et les ravins ne les protégeraient pas contre des représailles.

Pendant la nuit, une troupe nombreuse se rassembla dans la cour du poste. Guidée par un caïd et quelques indigènes sûrs du douar voisin, elle sortit de Sidi-Kaddour sans être éventée par les chiens qui rôdaient autour de l’abattoir, ni par les guetteurs que la rumeur publique accusait les dissidens d’envoyer chaque soir sur le plateau. Trois heures durant, jusqu’au lever du jour, la petite colonne serpenta dans les vallons, au milieu des rochers, glissa dans les vapeurs épaisses qui montaient des bas-fonds. Les troupiers marchaient en silence, feutrant leurs pas, trébuchant sur les cailloux, étouffant des jurons, ravis de se donner de l’air et de fouler eux aussi, en guerriers