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Je crois, pour ma part, que rien dans la vie de Jeanne d’Arc ne se dérobe, en dernière analyse, à une interprétation rationnelle. Là, comme ailleurs, le miracle ne résiste pas à l’attentif des faits. Le tort de ses biographes est de trop isoler cette jeune fille, de l’enfermer dans une chapelle. Ils devraient, au contraire, la placer dans son groupe naturel, au milieu des prophétesses et des voyantes qui foisonnaient alors... Notre Jeanne ne perdrait rien à être expliquée de la sorte. Elle n’en paraîtrait ni moins belle, ni moins grande, pour avoir incarné le rêve de toutes les âmes, pour avoir été véritablement celle qu’on attendait[1].


M. France a, depuis, réalisé ce programme. Personne ne lui reprochera d’avoir « trop isolé » Jeanne d’Arc : par tous les moyens possibles, il la « baigne » dans son temps, il l’y noie. Sa mission avait été prophétisée, préparée de longue date ; elle lui a été suggérée par on ne sait quel religieux contemporain. Et comme cette mission correspondait aux vœux de tout un parti puissant et habile, Jeanne n’a eu, en quelque sorte, qu’à se laisser porter par ce parti, et par les circonstances, pour la bien remplir. Elle croyait agir sur les conseillers du Roi ; ce sont eux qui agissaient sur elle ; ce sont eux qui l’ont « mise en œuvre, » suivant une expression que M. France emploie jusqu’à satiété. Et voilà, en bref, tout « le mystère de Jeanne d’Arc. »

Et voilà aussi une admirable façon de simplifier l’histoire ! Les grands événemens, on les résout en une série de petits faits obscurs, qui ont la banalité des « faits divers » de la vie quotidienne ; les grands hommes, les héros, les saints, on les réduit à l’état d’automates, aveugles et bornés ; on dissout leur personnalité dans la foule anonyme et inglorieuse de ceux qui rêvent éternellement sans agir ; et l’on ramène le drame émouvant de l’histoire à la platitude de nos destinées communes.

Mais l’histoire ne se laisse pas ainsi impunément travestir ; les faits et les hommes parlent plus haut que les constructions arbitraires d’un rationalisme à courte vue. Si l’on compare la situation générale non seulement de la France, mais de la chrétienté tout entière, à la veille de l’apparition de Jeanne d’Arc et au lendemain de sa mort, — ce que M. Anatole France s’est bien gardé de faire, mais ce que M. Hanotaux a fait supérieurement, — on constate ce que Pascal eût appelé « un renversement du pour au contre ; » et ce changement peut s’exprimer

  1. Vie littéraire, t. III, p. 252.