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langage, un livre est illisible, et j’ai voulu être lu. » Scrupule assurément très louable, mais qui va peut-être se retourner contre son auteur. Est-il d’abord bien sûr qu’un livre où l’on « introduit des citations littérales » soit illisible ? Voilà Taine Sainte-Beuve, — et combien d’autres ! — déclarés « illisibles ! » M. France est dur pour quelques-uns de ses confrères. En second lieu, il peut paraître bon, sous prétexte d’ « unité de langage » et de couleur locale, de « garder le ton de l’époque » et de « préférer les formes archaïques de la langue. » Mais quoi ! n’est-ce pas précisément ce qu’on appelle le pastiche ? Et M. France est assurément en ce genre un maître incomparable : avouons pourtant que bien des pages de sa Jeanne d’Arc pourraient être intitulées : A la manière de… Froissart ou de Comines. J’ouvre le livre, et je cite au hasard :


Puisque les Anglais ne lui avaient point renvoyé son héraut, elle venait à eux, à leurs chefs, comme un héraut de Messire ; elle venait requérir qu’ils fissent paix. Et s’ils ne voulaient faire paix, elle était prête à combattre. C’est seulement après leur refus qu’elle serait assurée de vaincre, non par raisons humaines, mais parce que son conseil le lui avait promis[1]...


Notez que ces affectations d’archaïsme, — car, M. France a beau dire : ce sont des affectations, — pourraient, à la rigueur, avoir leur raison d’être, si l’allure habituelle de son style et de sa pensée avait quelque parenté naturelle avec celle de ces vieux auteurs qu’il imite. Mais M. France n’est rien moins qu’un « primitif ! » Il est tout au contraire le moins naïf, le plus roué des artistes contemporains. Et à chaque instant, la dissonance éclate : à chaque instant, le masque se dénoue et laisse apparaître les véritables traits du visage : « Elle (Jeanne d’Arc) prophétisait et, comme il arrive à tous les prophètes, elle n’annonçait pas toujours ce qui devait arriver. Ce fut le sort du prophète Jonas lui-même. Et les docteurs expliquent comment les prophéties des véritables prophètes peuvent ne pas être toutes vraies[2]. » Est-ce un contemporain de Jeanne d’Arc, ou est-ce Voltaire qui par le ici ? Il arrive même à M. France d’unir dans une même phrase l’archaïsme et le « modernisme » verbal d’une manière tout à fait inattendue : « Il (Charles VII) avait ceci

  1. Vie de Jeanne d’Arc, t. I, p. 305.
  2. Id. ibid. t. I, p. 402.