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qu’a formé de bonne heure M. France d’écrire une Vie de Jeanne d’Arc. Jusqu’à quel point a-t-il réalisé ses multiples ambitions ?

Littérairement, la Vie de Jeanne d’Arc est assez loin de valoir la Vie de Jésus. Le livre est trop long ; il abonde en digressions qui souvent en ralentissent la marche et qui, plus d’une fois même, nous font perdre de vue l’héroïne dont on nous retrace la biographie. La composition successive, un peu flottante, donne à tout l’ouvrage un air de lenteur laborieuse qui ne convient pas très bien au sujet : combien j’aime mieux l’allure un peu trépidante assurément, mais si martiale, de M. Hanotaux ! M. France a voulu reconstituer autour de Jeanne d’Arc tout son milieu, toute la vie de son temps : si cette préoccupation, peut-être excessive, a entraîné quelques-uns des inconvéniens que nous venons de signaler, il faut reconnaître en revanche qu’elle a conduit l’artiste à écrire nombre de ces pages pittoresques où il est décidément passé maître : c’est une très belle chose, par exemple, vivante et colorée, que le récit du siège d’Orléans. Et je goûte fort aussi ces deux lignes descriptives sur la « baie de Somme, morne et grise, au ciel bas, traversé du long vol des oiseaux de mer[1], » et ce paysage qui ouvre le premier volume :


De Neufchâteau à Vaucouleurs, la Meuse coule libre et pure entre les trochées de saules et d’aulnes et les peupliers qu’elle arrose, se joue tantôt en brusques détours, tantôt en longs circuits, et divise et réunit sans cesse les glauques filets de ses eaux, qui parfois se perdent tout à coup sous terre. L’été, ce n’est qu’un ruisseau paresseux qui courbe en passant les roseaux du lit qu’il n’a presque pas creusé : et, si l’on approche du bord, on voit la rivière ralentie par des Ilots de joncs, couvrir à peine de ses moires un peu de sable et de mousse. Mais dans la saison des pluies, grossie de torrens soudains, plus lourde et plus rapide, elle laisse, en fuyant, une rosée souterraine qui remonte çà et là, en flaques claires, à fleur d’herbe, dans la vallée.


Mais son style habituel n’a pas suffi à M. France. « J’ai nourri mon texte, nous dit-il, de la forme et de la substance des textes anciens, mais je n’y ai. autant dire, jamais introduit de citations littérales : je crois que, sans une certaine unité de

  1. Vie de Jeanne d’Arc, t. II, p. 224. La Préface (p. LXXVII) donne un premier, ou un second état de ce tableau : « La baie de Somme si triste et nue sous le vo) des oiseaux de passage. »