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blessé de tout ce qui s’est passé, m’écrit une lettre bien touchante sur vous. Le langage dont il se sert irait à votre âme. Il me semble, plus j’y réfléchis que nous valons mieux que tant de gens si bien traités. Mais je m’abstiens de ces inutiles réflexions. N’y a-t-il pas des temps où la moitié des idées sont bannies. Le Premier Consul les rappellera peut-être à leur tour. Quel homme par exemple que votre Rœderer qui met dans son journal : « Mme de Staël et Mlle Raucourt[1] sont à Metz. » Quel goût pour l’esprit ! Quel goût pour le cœur ! Si l’on me demandait ce que j’aimerais le mieux, de mourir tout à l’heure ou d’insulter une femme malheureuse, je n’hésiterais pas. Ah ! Joseph, gardez bien la puissance au milieu de pareils amis. Ils ont tout prêts l’éloge du vainqueur et la condamnation du vaincu. — Pendant mon séjour ici, j’ai pu remarquer l’estime générale dont vous jouissez. Si vous aviez plus d’occasion de vous taire connaître, il me semble que ce sentiment acquerrait une grande force. Daignez croire qu’à jamais ce que je puis est à vous. Je vais effacer ma vie jusqu’à ce qu’elle puisse vous être utile. Je n’écrirai ni ne parlerai, et j’attendrai de vous le retour à tout ce qui peut être du bonheur. J’étais si souffrante, si accablée que j’avais envie de rester où je me trouvais, mais on est trop un objet extraordinaire dans ces villes de département où rien de nouveau n’arrive, et le seul jour que j’aie été au spectacle, de tous les coins de la salle on me regardait. Cette célébrité sans puissance ressemble aux arbres élevés qui attirent l’orage. On a besoin de se perdre, ou dans la foule ou dans le désert. — Il n’y a rien de remarquable ici qu’un excellent préfet, une soumission parfaite et un Français, homme d’esprit, M. de Villers, qui va à Paris avec l’enthousiasme de la philosophie allemande. On n’a pas trop le temps à Paris de se replier sur soi-même et d’analyser tout ce qu’on éprouve, mais en Allemagne où rien ne séduit au dehors, on analyse ce qu’on pense et ce qu’on sent. Je vous écrirai, de Francfort. Je voudrais vous intéresser un moment par mes lettres. Je voudrais découvrir une expression de reconnaissance nouvelle pour la faire parvenir jusqu’à vous. Permettez-moi d’offrir mes tendres et respectueux hommages à Madame Julie. Daignez ne pas m’oublier tous les deux. Vous devez, mon cher Joseph, prendre à moi l’intérêt que vous inspire ce qui est dans votre dépendance et par son sort et par son choix.

V

Le moment était arrivé cependant où Mme de Staël devait quitter Metz. Elle sentait l’impossibilité de demeurer plus longtemps dans cette « ville de département, » où elle n’avait été attirée que par le désir de rencontrer Villers, et il ne paraît pas que Villers ait fait de grands efforts pour la retenir. La situation où il s’était placé était assez délicate. On se souvient qu’il avait retenu un appartement pour Mme de Staël dans

  1. Mlle Raucourt était, comme on sait, une actrice de la Comédie-Française.