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vous y fixer ? Pouvez-vous ainsi quittez la France ? J’ai comme vous beaucoup d’admiration pour l’esprit des Allemands, mais les souvenirs de l’enfance, mais la patrie, mais les Français aimables, en quelque petit nombre qu’ils soient, pouvez-vous les sacrifier ? Vous dites : dans un an. Je vous le répète, je n’ai jamais pu croire à un an de distance que comme à une idée métaphysique, à l’immortalité. Adieu, monsieur ; me voilà encore une fois effrayée de ma longue lettre ; mes amis vous diront que je déteste d’écrire, mais il me semble que j’ai envie de suppléer à se connaître et que je vous écris avec le désordre de la conversation pour me persuader que je vous parle.

L’année suivante, Mme de Staël lui faisait adresser Delphine, et Villers engageait avec elle, sur ce qu’il appelle « les sublimes extravagances de Delphine, » une discussion où, à quelques critiques qui ne laissent pas d’être assez justes, se mêlaient des éloges enthousiastes. Mme de Staël lui répondait en se défendant et cet échange de lettres développait chez l’un et chez l’autre le désir d’entrer en relations personnelles et directes. Dans une lettre du 3 mai 1803, Villers traduisait ce désir sous une forme ampoulée à laquelle ne répugnait pas son goût germain[1].

Vous êtes extraordinaire, qui réunissez les grâces d’un sexe à la profondeur de l’autre, vous que je ne puis nommer ni du nom de votre mère, ni de celui de votre époux, dont j’ignore le nom personnel et que je me plais à individualiser par celui de Théano, de la fille d’un sage persécuté par ceux qu’il avait instruits[2]. Je vous ai vue, oui, vue ! Je connais le caractère général de votre physionomie, l’ensemble de vos traits, les contours de votre taille. Tout cela m’est si présent que je vous reconnaîtrais entre cent mille. Reinhard[3] m’a conduit exprès à un bal où dansait une jeune demoiselle qui est votre portrait vivant à ce qu’assurent tous ceux qui ont le bonheur de vous connaître. On m’a indiqué ce qui diffère, ce qui est mieux en vous et mon imagination est parvenue à se sculpter une image qui ne peut être que la vôtre. C’est de tous les ouvrages qu’elle a produits jusqu’ici, sans contredit, celui qui me plaît davantage. Vous voulez savoir ce qui arriverait de moi quand nous nous verrions. Mais il n’est pas trop sûr que je voie et que j’entende en ce moment. Je vous demande d’avance beaucoup d’indulgence et sûrement je ne saurai que balbutier. Il est presque arrangé que je passerai le mois de juillet et peut-être le suivant à Paris. Est-ce que vous n’y paraîtrez pas ?

  1. Archives de Broglie. Cette lettre, qui n’a pas été publiée tout entière par M. Isler, est divisée en trois parties. La première est adressée à Mme de Staël mère, et l’entretient d’une question de précepteur ; la seconde à Mme de Staël auteur et roule sur Delphine ; la troisième porte en tête : à vous ; elle est inédite. C’est celle que je publie.
  2. Théano était la fille de Pythagore.
  3. Reinhard était ministre de France à Hambourg.