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éthérée. Si quelque Dieu du goût la suit dans son vol et dans ses courses, du moins n’est-ce pas celui à bas de soie et à talon rouge[1].

Mme de Staël ne pouvait qu’être flattée d’un hommage qui lui venait de si loin et d’un inconnu. Aussi ne demeurait-elle pas en reste de complimens. L’ouvrage de Villers lui avait prouvé « qu’il était impossible d’avoir un esprit plus étendu et un sentiment de ce qui est moral et vrai plus vif et plus animé. » Mais la suite de la lettre est une leçon. Si l’ouvrage de Villers et Villers lui-même n’ont pas eu à Paris tout le succès qui leur étaient dus, c’est qu’il n’a pas voulu « avoir de l’adresse dans la manière de présenter les idées de Kant et de combattre celles de ses adversaires. » C’est qu’il n’a pas assez ménagé l’amour-propre des philosophes et qu’en Allemagne il a un peu oublié la vanité française. Quant au goût français, il ne mérite pas le dédain de Villers :

Le goût arbitraire, le goût de mode mérite tout ce que vous en dites, mais le bon goût est Grec, Romain, Français, quelquefois Allemand, Anglais, car il se trouve dans toutes les beautés de ces littératures. Le bon goût est la vérité, la mesure, et le choix ; c’est quand les Allemands sont fleuris et affectés qu’ils sont de mauvais goût. Ce n’est point les hardiesses heureuses que je condamne ; à Dieu ne plaise, mais c’est de se faire vif, pour me servir de l’expression d’un Allemand très connu en France.

Mme de Staël va cependant faire à Villers une grande concession :

Je crois avec vous que l’esprit humain, qui semble voyager d’un pays à un autre, est maintenant en Allemagne. J’étudie l’allemand avec soin, sûre que c’est là seulement que je trouverai des pensées nouvelles et des sentimens profonds, mais il manque à ce pays que les idées puissent influer sur les institutions, et que la méditation puisse conduire à des résultats positifs. Quoi qu’il en soit, c’est le pays du monde aujourd’hui où il y a le plus d’hommes distingués, comme philosophes et comme littérateurs. Je voudrais bien cependant que vous réussissiez parmi nous ; votre style rappelle si bien que vous êtes Français que nous ne pouvons consentir à vous perdre.

Et elle termine par ce trait :

On m’a dit aussi que vous accompagniez à Paris une femme dont on m’a beaucoup vanté l’agrément, malgré ses rares connaissances. Sans elle je vous dirais bien : pourquoi restez-vous à Lubeck ?

  1. Isler, Briefe von… p. 268 et passim.