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d’affirmer les principes dans un livre récent, car si, à cette époque, Mme de Staël était, comme elle le disait elle-même, philosophe, elle était ardemment déiste et spiritualiste. Elle dut être séduite par cette phrase célèbre que les disciples de Kant ont fait graver sur son tombeau et que souvent Mme de Staël aimait à répéter : « Deux choses remplissent mon cœur d’une admiration et d’une vénération toujours nouvelle et toujours croissante à mesure que ma réflexion s’y attache et s’y applique : le ciel étoile au-dessus de moi, la loi morale en moi. » Voici au surplus comment, dans une lettre à son ami Gérando qui, au Lycée, avait entrepris un cours de métaphysique, elle appréciait la doctrine elle-même :

Je n’en aime point les formes, les catégories, les néologismes, etc. Mais il y a une idée première qui me frappe et qui est complètement d’accord avec mes impressions intérieures : il y a quelque chose de plus dans notre être moral que les idées qui nous viennent par les sens. La faculté intérieure qui modifie les idées que nous recevons du dehors n’a point de rapport avec les idées simples et n’en a pas non plus avec toutes les explications données sur la mémoire comme souvenir de sensations, sur le jugement comme comparaison de sensations. Cette faculté, si nous sommes immortels, est ce qui doit nous survivre. Le système de Kant m’offre une lueur de plus sur l’immortalité et j’aime mieux cette lueur que toutes les clartés matérielles. La conscience ne nous vient point uniquement d’aucune idée qui ait passé par les sens. Quand tous les hommes l’ont appelée une voix intérieure, un autre soi-même, c’est qu’ils sentaient bien que ses impressions n’étaient pas de la même nature que les autres impressions. Je trouve beau tout ce que Villers dit à cet égard. Enfin je trouve ce système grand, pieux, plus respectueux pour l’homme et la divinité[1].

Lorsque le nom de Villers se glissait ainsi sous la plume de Mme de Staël, ils étaient déjà entrés en relations par correspondance. Informé par ses amis de la faveur que son exposé de la doctrine de Kant avait trouvée auprès d’elle, il avait cru pouvoir lui écrire. Dans un temps où les relations étaient moins faciles qu’elles ne le sont de nos jours, les échanges de lettres entre personnes qui ne se connaissaient point et qui ne s’étaient jamais vues étaient assez fréquens[2]. Les lettres de Villers sont

  1. Œuvres inédites et Souvenirs biographiques de Mme Récamier et de Mme de Staël, publiés par le baron de Gérando, p. 52. J’ai abrégé et condensé cette lettre qui est très longue.
  2. Les originaux des lettres de Villers à Mme de Staël sont dans les Archives de Broglie. Il y en a huit. Quatre de ces lettres ont été comprises dans une publication qui a paru à Hambourg en 1819 sous ce titre : Briefe von…— suivent les noms de tous les correspondans, — d’après les brouillons qu’avait conservés Villers et qui sont à la bibliothèque de Hambourg. Cette publication, due à M. Isler, comprend également un certain nombre de lettres de Mme de Staël à Villers ; mais il n’y en a que cinq qui se rapportent à cette période de leurs relations. Les originaux des lettres de Villers ne sont pas toujours conformes aux brouillons.