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chaque page du précieux recueil, j’entendais s’élever quelque navrant écho de ce que je ne craindrais pas d’appeler la « tragédie » secrète de la vie de l’illustre « amuseur » florentin.


Tragédie qui, d’ailleurs, allait ensuite se renouveler plus d’une fois, dans l’histoire des arts : atteignant invariablement les cœurs les plus hauts, et leur infligeant des souffrances d’autant plus cruelles qu’elles s’accompagneraient de plus constans et impuissans efforts pour y porter remède. C’est cette même tragédie que je soupçonne d’avoir contribué, plus activement que toutes les misères corporelles, à produire et à entretenir l’insondable tristesse de notre grand Flaubert ; et sûrement, en tout cas, c’est elle qui a imprégné d’angoisse les dernières années, de celui d’entre tous les écrivains modernes dont l’œuvre et le génie s’apparentent le plus à ceux de Flaubert. Il faut lire, dans les études biographiques consacrées à Nicolas Gogol, de quelle façon cet observateur sans pareil et ce prodigieux conteur s’est torturé, et littéralement s’est tué, du désespoir de n’être pas un poète. Il sentait que, seule au monde, la poésie était capable de beauté, qu’elle seule méritait que l’on vécût pour elle. Et puis, avec cela, le hasard avait voulu que ce cœur de poète n’eût à son service que les moyens intellectuels d’un parfait « prosateur ! » Vainement Gogol tâchait à élever au-dessus de terre la seconde partie de ses Ames mortes : tout ce qu’il écrivait était d’un réalisme perspicace et amer, ou bien se perdait en abstractions confuses. Jamais peut-être aucun artiste n’a été crucifié par son art autant que celui-là ; et aussi ne prétendrai-je pas comparer le martyre caché de Boccace à celui de Gogol. Mais j’affirme que, pour n’être pas descendu au même degré d’intensité « romantique, » le martyre de l’auteur du Décaméron était bien, cependant, de la même nature. Comme plus tard Gogol, Boccace a été hanté du désir de devenir un « poète ; » comme lui, il s’est désespéré de reconnaître qu’il ne lui serait jamais permis de sortir de la « prose, » — où le condamnaient les ressources particulières de son esprit « bourgeois, » — pour prendre place aux genoux de son maître Pétrarque.

Studium fuit alma poesis. Je comprenais maintenant, à la lumière des lettres de Boccace, ce que signifiaient ces derniers mots de l’épitaphe de Certaldo. Studium n’y désignait point l’ « étude, » mais bien le « désir » et le « rêve, » l’idéal toujours poursuivi, et toujours vainement. Et quant à poesis, l’infortuné entendait par ce mot non point certes le talent d’écrire de beaux vers, mais tout un ensemble de qualités