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un autre. L’âme ne tarde pas à se ressaisir. Au récitatif mélodique, un peu errant, un chant véritable et décidé succède. L’orchestre ébauche une ferme ritournelle, et la voix, à son tour, entonne un cantique assuré. « Maintenant, cède à ma volonté, et, l’une et l’autre, nous nous reposerons en Dieu. » La ligne est droite, le relief a de la vigueur. Surtout l’éclat, l’enthousiasme contenu de la cadence annonce déjà certaines péroraisons, brèves et fortes, de Haendel. Il n’y a plus de doute. L’âme a repris la possession, la maîtrise d’elle-même ; elle ne la perdra plus désormais.

Le combat cependant n’est pas fini. Le corps, le pauvre corps, lui, ne se résout pas à se rendre. Il gémit, il hésite. Et voici que « le Plaisir, avec deux compagnons, » vient le solliciter. Sur un rythme nouveau, léger et presque dansant, alla Siciliana, tous les trois font leur entrée ; oui, vraiment, une « entrée » d’opéra-ballet ou de pastorale, où le trio des voix s’entrelace. Populaire par l’accent et l’allure, celui-ci ne l’est pas moins par la brièveté. Singulières analogies, lointaines réponses de l’histoire ! Il y a quelques semaines, feuilletant un recueil de chants des Abruzzes, plus d’un lied nous donnait (avec une saveur autrement forte) un peu la même impression d’ébauche ou de raccourci mélodique : aucun développement, tout l’effet, toute l’expression concentrée en trois ou quatre mesures ; une suite de croquis, dont le seul dessin, très sobre, avec une certaine sécheresse, fait l’élégance ou la vigueur[1].

L’œuvre de Cavalieri est de celles qu’il est bon d’étudier sans hâte, en y mettant « du sien. » Loin de s’imposer tout de suite, c’est peu à peu qu’elle se révèle et se donne. Il faut pénétrer lentement cette musique, moins étendue que profonde. Elle veut un auditeur, un lecteur en éveil, constamment attentif aux effets, toujours discrets, de causes souvent cachées. Celui-là, dans cette œuvre primitive, saura découvrir de subtiles nuances, maint détail ingénieux de psychologie mystique ; il goûtera tant de grâce, et même, puisque nous parlons d’art italien, je ne sais quelle « morbidezza, » unie ou plutôt succédant parfois à quelque rigueur. Les plus grands musiciens de la vie intérieure, ceux de la veille, les Palestrina et les Victoria, ceux du lendemain, ou du surlendemain, fût-ce un Sébastien Bach, ont à peine su mieux traduire en leurs polyphonies, que ne le fait ici Cavalieri en quelques notes à demi déclamées, à demi chantantes, notre inquiétude et notre fragilité. Pauvre corps humain ! Comme il hésite ! Comme il craint ! Et comme l’âme, tout en le gourmandant, sait compatir

  1. Voyez : Canti popolari abruzzesi, trascritti da F. P. Tosti. — G. Ricordi e C.