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bien en propre à M. France : c’est son style. Il n’y a peut-être pas, dans toute la littérature française contemporaine, depuis Dominique, de roman aussi « bien écrit » que le Lys rouge : il est même, à certains égards, trop bien écrit, car les personnages y parlent comme des livres ; et ces livres ont beau être admirablement écrits, puisqu’ils le sont par M. France, ce sont des livres, et les livres ne donnent pas l’illusion de la vie. Mais si c’est là un excès, c’est l’excès d’une qualité certaine, et il n’y a, certes, pas beaucoup d’écrivains qui sauraient évoquer, en ces termes, la vision nocturne d’un enterrement à Florence :


A ce moment, ils virent, dans la nuit tombée, router de loin vers eux des lumières et des chants lugubres. Et puis, comme des fantômes chassés par le vent, apparurent les pénitens noirs. Le crucifix courait devant eux. C’étaient les Frères de la Miséricorde, qui, sous la cagoule, tenant des torches et chantant des psaumes, portaient un mort au cimetière. Selon la coutume italienne, le cortège allait de nuit, d’un pas rapide. Les croix, le cercueil, les bannières bondissaient sur le quai désert. Jacques et Thérèse se rangèrent contre la muraille pour laisser passer cette trombe funèbre, les prêtres, les enfans de chœur, les hommes sans visage et, galopant avec eux, la Mort importune, qu’on ne salue pas sur cette terre voluptueuse.


Et ailleurs, quand le romancier nous montre « le vieux savetier qui tirait le ligneul d’un geste éternel, » je sais peu de phrases qui nous fassent aussi bien sentir tout ce qu’un grand écrivain peut faire tenir de choses dans le raccourci d’une simple épithète.

Si ce style n’est pas toujours capable, — M. Jules Lemaître l’a très finement noté, — de figurer aux yeux des personnes vivantes, il traduit avec une rare puissance l’impression maîtresse que l’écrivain a voulu rendre dans tout son livre, l’idée générale dont il est la savante illustration : c’est à savoir que le seul amour qui existe, et qui compte, est l’amour physique, et qu’en amour les plus raffinés des civilisés se retrouvent les êtres primitifs qui, jadis, s’unissaient sauvagement au fond des grands bois. Il n’est pas une des pages du roman qui ne nous crie cette douloureuse vérité — ou cet inquiétant paradoxe, — pas une qui ne respire la plus ardente, la plus sombre volupté. La comtesse Martin et le sculpteur Jacques Dechartre, ces deux parfaits mondains, dès qu’ils sont mis en présence l’un de l’autre, s’aiment, — si c’est là s’aimer, — avec une sorte de frénésie, d’impudeur farouche, de brutalité sensuelle, sur laquelle les